La souricière

Par Émélie Bernier 7:00 AM - 20 juin 2023 Initiative de journalisme local
Temps de lecture :

Alain Lemieux et Lucie Goyer.

Lucie Goyer guette l’anxiété. Ou c’est peut-être l’anxiété qui la guette. Depuis le 1er mai, elle carbure à l’adrénaline, multipliant les allers-retours (et les coûteux séjours à l’hôtel) entre son pied-à-terre près de Montréal et sa résidence principale, ou ce qu’il en reste, de Baie-Saint-Paul. Chaque fois, plus de questions que de réponses. Et chaque fois le même constat : le rêve de retraite charlevoisienne qu’elle caressait avec son conjoint Alain Lemieux n’est plus qu’un énorme chantier dont on ne sait quand il pourra même commencer.

On lui a d’ailleurs confirmé son présage lors d’une récente visite à la Ville de Baie-Saint-Paul. ” On explique notre situation, on pose nos questions et on se fait répondre : « vous prendrez votre retraite plus tard ». C’était peut-être une blague, mais on ne l’a pas trouvée drôle… “, résume Mme Goyer.

Un de leurs voisins a récemment affiché le permis de rénovation octroyé par la Ville dans sa fenêtre, ce qui les a bien sûr étonnés.

” Personne de la Sécurité civile n’est venu chez nous encore et il peut commencer ses rénos alors que sa maison est encore plus basse que la nôtre… Qu’est-ce qui sera fait pour qu’on ne revive pas le même scénario dans un an, dans 5 ans? “

Ou même dans quelques semaines… ” Quand nous étions de passage à la Ville, un gars de la Sécurité publique a dit qu’on pourrait même être réinondés en juillet! Qu’est-ce qui se passe avec la fameuse digue? Ils la réparent ou pas? “, lancent Lucie Goyer et Alain Lemieux, stupéfaits.

Ces jours-ci, c’est l’hiver qui empêche Lucie Goyer de dormir. ” On commence à peine l’été que je stresse avec l’hiver “, résume celle qui doit avoir recours à de doubles rations de somnifères pour aller chercher un peu de repos.

Au rythme où vont les choses, il leur apparaît irréaliste d’espérer exécuter tous les travaux nécessaires pour isoler leur maison avant la saison froide. ” On s’est dit qu’on n’aurait pas d’autre choix que de la fermer pour l’hiver, de couper l’eau… Mais à la Ville, on nous a dit qu’on n’avait pas le droit de mettre notre maison en hivernage. Comment on va chauffer ça? Il n’y a même plus d’étoupe dans les murs! Et notre système de chauffage a été noyé… “

” Vous le réparerez “, leur a-t-on répondu, comme s’il s’agissait de la plus plate évidence.

Une roulotte? Pas pour eux.

Malgré leurs emplois à temps plein qui les obligent à passer une partie de leur temps dans le coin de Montréal, ils ont cherché un petit appartement temporaire (denrée rare sinon inexistante) avant d’envisager d’installer une roulotte dans la cour pour se consacrer aux rénovations. Une rumeur courait même que la Ville en mettrait à la disposition des sinistrés. ” On a vite compris qu’il n’y en avait pas, pas pour nous en tout cas… “

Ils ne demandent pourtant pas la charité! ” Le 80 $ par jour qu’on reçoit d’allocation de sinistrés aurait pu servir à payer la fameuse roulotte. Au moins, on aurait été sur place pour travailler sur la maison! Avec 80 $ par jour à deux, on ne peut pas payer l’hôtel à chaque fois…”

Vaut-il la peine de rénover? En l’absence de certitude que tout ça ne sera pas à refaire au prochain coup d’eau, cette question les taraude, parmi tant d’autres. ” Rénover toute la maison alors qu’on risque d’être réinondé? À l’âge qu’on a, non merci! À moins que vous nous « jackiez » sur des pilotis! “, lance le couple. Elle a 62 ans, lui 64.

D’autant que leur maison a reçu la flatteuse, mais délicate étiquette de ” patrimoniale “.

” On tombe dans une autre catégorie… “

Qui complexifie chaque coup de marteau.

Jusqu’ici, ils ont reçu environ 3 000 $ d’aide gouvernementale. La facture de l’entreprise de nettoyage avec laquelle ils ont fait affaire, à elle seule, montait à plus de 11 000 $. ” On a reçu la facture sans soumission aucune, avec un 10 % de frais d’administration et un 8 % de « profit »… Qu’est-ce que c’est que ça? Et il fallait la payer sur le champ, sinon c’est 2 % d’intérêt par mois… Quand j’ai appelé pour dire qu’il y avait de l’abus, on m’a répondu : « le gouvernement va payer! ». Je leur ai dit : Ah, bon, et quand ça? On a été inondé, vous êtes en train de nous noyer! “

De son côté, la Ville, magnanime, leur a donné un congé de taxes… d’une semaine et demie. ” Tout un congé! 10 jours plus tard, le chèque passait “, lance-t-elle, riant malgré tout.

Lucie Goyer est partagée entre la tristesse et la colère. La colère est un puissant moteur, mais elle anticipe le jour où elle n’aura même plus la force d’être fâchée. ” Je vais tomber…” Heureusement, une dame du CLSC lui donne des coups de fil de temps en temps, pour prendre des nouvelles. ” Je lui ai demandé de ne pas me lâcher! “

Quelle que soit la direction vers laquelle Alain Lemieux et Lucie Goyer regardent, ils ne voient pas de lumière au bout du tunnel.

” Je me sens prise en souricière! Je n’ai pas l’argent pour assumer les travaux. Ce n’est pas revendable. Parce que c’est patrimonial, on ne peut pas démolir et se rebâtir dans la cour. Notre hypothèque continue de rentrer. On nous dit que notre maison est notre responsabilité, qu’on ne peut pas la fermer pour l’hiver. On n’est pas protégé d’autres avaries, parce que pour l’instant, on ne sait pas ce qui se passe avec la digue… Et on a signé qu’on ne ferait pas de recours collectif. C’était la première question du premier formulaire qu’on a rempli… “

S’ils s’accrochent encore à leur rêve de retraite charlevoisienne, Lucie Goyer et Alain Lemieux ont l’impression qu’il leur glisse entre les doigts. ” Il y a tellement d’incertitudes! Les règles changent, on ne se sent pas accompagnés… On se croirait dans les 12 travaux d’Astérix! “

“Nous devons obtenir le laissez-passer A38.” -Astérix

“Immatriculer une galère? Non, on vous a mal dirigés! ” -Le fonctionnaire

(N.D.L.R.: Ce texte est le 4e de la série Des sinistrés parmi tant d’autres)

À lire aussi

Un sinistré parmi tant d’autres, l’histoire d’Yves et Outi Giroux

Pas la tête à la pétanque, l’histoire de Benoît Liard, Claudia Guerra et Madeleine

La séparation, l’histoire d’Odette Thibault et André Devisch

Partager cet article