La séparation

Par Émélie Bernier 12:00 PM - 13 juin 2023 Initiative de journalisme local
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Odette Thibault.

Quelques heures. En quelques heures à peine, André Devisch et Odette Thibault ont tout perdu. Le « jeune couple » (lui a 82 ans, elle, 60) s’était pourtant bâti un nid confortable dans la belle centenaire pièce sur pièce recouverte de crépi, sur Saint-Joseph, la maison d’André. Sa défunte épouse en avait fait une œuvre d’art grandeur nature en peignant les murs, les plafonds et les armoires de jolies couleurs. Dire que les trompe-l’œil et les pochoirs ont perdu de leur lustre est un euphémisme.

A-t-on vraiment besoin de rappeler ce qui s’est passé le 1er mai? L’eau. La boue. Les égouts qui débordent. La cave inondée, puis le rez-de-chaussée.

L’après.

Odette montre la ligne de l’eau sur le mur extérieur. Puis, on entre. Les murs sont coupés en plein milieu. Il n’y a plus de meubles. Quelques serviettes sèchent sur la rambarde de l’escalier de la cave d’où monte une vague odeur d’humidité.

Deux ou trois boîtes attendent près de la porte. Il ne reste pas grand-chose du passé. 

On se croirait dans une maison abandonnée. Val-Jalbert, peut-être. Ou l’après-déluge au Saguenay. Mais derrière les images de désolation, on devine que la maison était coquette. Confortable. Et c’était leur maison.

Sur une étagère, une grenouille en ciré jaune, un parapluie à la main, au faciès fendu d’un large sourire. Le bibelot est quasi insolent, mais il fait sourire Odette Thibault qui aurait pourtant toutes les raisons de pleurer.

La petite histoire d’Odette et André est mignonne. La cuisinière, arrivée dans Charlevoix en 2015, a vécu ici et là avant de trouver à se loger dans un appartement tout près de chez ce sympathique veuf qui allait devenir, au fil des sourires et des conversations de perron, plus qu’un simple voisin.

Ils vivaient ensemble depuis 5 ans.

La route n’a pas été de tout repos. André, diabétique, est devenu aveugle il y a trois ans. Il ne s’est pas laissé abattre pour autant. Sa maison, dont il connaissait les moindres angles et où il naviguait à l’aise, avait été adaptée à sa condition. Et Odette était là pour lui.

Ils avaient leur routine. « Le matin, je lui mettais son jus d’orange sur la tablette du frigo. J’étais pas inquiète parce que je savais qu’il était en sécurité à la maison. »

Ah, parce que si monsieur a depuis longtemps atteint l’âge de la retraite, madame, elle, cuisine pour les tout-petits de la Garderie du coin…

« C’est drôle, mais l’inondation a commencé à la garderie. J’ai été évacuée avec les enfants, juste avant de servir mon dîner. On était à l’aréna et là, j’entends dire qu’il y a plus d’électricité dans une bonne partie de la ville. Moi, je pense à mon conjoint. Il va se demander ce qui ne va pas… »

Elle le rejoint. Juste à temps pour accueillir les pompiers qui leur demandent poliment, mais fermement, d’évacuer. « C’est arrivé tellement vite! Des amis qui restent plus haut dans la rue nous ont dit : venez-vous-en à la maison. On est parti en se disant qu’on allait revenir un peu plus tard… »

Ils n’ont rien pris. Pas même les médicaments d’André.

Ce n’est que le mercredi suivant qu’ils ont pu retourner à la maison, accompagnés d’un pompier. L’ampleur du désastre a frappé Odette de plein fouet.

Si André ne pouvait pas voir les dégâts, il pouvait les sentir sous ses pas, les toucher, les respirer…

« Le frigo était renversé. Le lave-vaisselle rempli de boue à moitié, la cave inondée… On a tout perdu. Ah, non, pas tout. On a sauvé notre set de cuisine. Le reste, on n’a rien gardé, c’était contaminé. » Noyés, les albums photos et les souvenirs. Ils ne peuvent plus compter que sur leur mémoire.

Il y a eu le ménage, les corvées, les bénévoles à qui Odette lève son chapeau. « C’était vraiment extraordinaire, l’entraide, la solidarité… » 

Mais toute cette huile de coude n’est pas parvenue à modifier le verdict. Accablant et inévitable.

« On s’est rendu compte qu’on ne pourrait pas revenir ici. »

Le hic, c’est que la maison de la sœur d’Odette n’est pas adaptée pour qu’André y habite aussi. Son fils et sa bru l’ont donc accueilli chez eux. À Lévis. Depuis, le temps s’égrène lentement et leurs retrouvailles se font attendre.

« C’est sûr qu’André aimerait bien que je trouve quelque chose par ici pour qu’il puisse revenir. Mais même si on nous a dit qu’on était prioritaire parce qu’il est âgé et aveugle, il ne se passe rien. On nous propose des choses qui ne conviennent pas à notre besoin. Des résidences pour lui tout seul à 3000 $ par mois? Ça ne fonctionne pas. On veut vivre ensemble. » 

Elle sait bien qu’ils ne sont pas les seuls dans une situation intenable.

Las d’attendre le Messie, André et Odette ont décidé de faire comme le frère d’André et de prendre un logement à La Belle Étoile, tout près de la garderie où Odette travaille. Le hic, c’est que le complexe est en construction et que leur appartement n’est pas disponible avant novembre.

« Et c’est très dispendieux », glisse Odette. Le prix à payer pour une qualité de vie décente est-il même à leur portée? Le duo a fait ses comptes et espère le petit coup de pouce promis par la Sécurité publique.

« On attend des réponses, mais là, on a juste hâte de se retrouver… »

L’attente brode les contours de leurs jours.

(N.D.L.R.: Ce texte est le 3e de la série Des sinistrés parmi tant d’autres)

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