Des sinistrés parmi tant d’autres

Par Émélie Bernier 5:00 AM - 7 juin 2023 Initiative de journalisme local
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Yves et Outi Giroux dans leur maison de la rue Saint-Joseph.

Anecdote : Il y a trois ans, en pleine pandémie, des amis traversent d’ouest en est le pays de l’Oncle Sam pour rentrer au bercail avant le grand shut down. Après la quarantaine d’usage dans un chalet au milieu de la forêt, ils s’installent à Montréal. La ville est tristounette avec ses portes closes et son petit air post-apocalyptique. Une sortie au parc est un acte de rébellion dans la ville confinée. Soudain, la paisible campagne où mon ami a grandi prend des airs d’eldorado…

Pour trouver une maison, ils en appellent à leur réseau. Quelqu’un que je connais souhaite depuis un moment vendre la sienne, une charmante vieillotte sur la tout aussi charmante et vieillotte Saint-Joseph. Les astres s’alignent, la transaction est signée, la maison de l’une devient celle des cinq autres. 

Durant deux ans et demi, ils la mettent à leur (très bon) goût, l’habitent, la font vivre et palpiter. Elle n’est pas parfaite, mais c’est la leur. Ils savent dès le jour 1 qu’elle est en zone inondable zéro-vingt ans. Pas mal une des pires catégories… Une seule compagnie accepte de les assurer, la très britannique et très coûteuse Lloyd’s of London.

La vague

1er mai 2023. Il pleut comme vache qui pisse. Dans les montagnes, la neige fond à vue d’œil. Bientôt, on le sait, les affluents n’arriveront plus à contenir toute cette eau qui cavale vers le fleuve. Le suc acide de l’inquiétude se distille dans les veines des résidents des vieux quartiers qui bordent la rivière. 

Certains sont là depuis des générations et se rappellent du 13 juillet 1976. Plus rares sont ceux dont la mémoire porte encore les traces des crues du 19 mars 1936. 

D’autres ont choisi le quartier pour sa quiétude et son charme, associés d’ailleurs de près à cette rivière soudain plus effrayante que charmante.

Chez Yves et Outi, dignes représentants de la seconde catégorie, on regarde le niveau de l’eau monter. À l’effarement se joint bientôt la résignation. Leur jolie petite maison acquise sur un coup de cœur ne sera bientôt plus le havre serein qu’ils ont connu. Ils voient venir. Montent ce qu’ils peuvent à l’étage. Juchent le matelas de la chambre du rez-de-chaussée sur des chaises déposées sur le sommier… Et quittent les lieux avec un pincement. 

On connaît la suite. 

La rivière sort de son lit sans pyjama ni gants blancs, balayant ce qu’ils n’ont pas eu le temps de tasser : de beaux livres, des jouets, des jetées tissées, des tableaux, des objets chéris, des photos, tout un chaleureux décor aux distinctes influences « hygge »…

Avant. Photo courtoisie

L’eau atteint le matelas, pourtant perché plus de quatre pieds au-dessus du sol, puis se retire comme elle est arrivée, laissant derrière elle un décor évoquant davantage le Bangladesh après une énième crue dévastatrice que la candide Baie-Saint-Paul…

So-so-solidarité

« Jamais je n’aurais cru que des gens que je ne connais pas pelletteraient de la boue dans ma cuisine », a écrit la blonde de mon pote d’adolescence sous une photo qui ne montrait qu’un iota de l’étendue des dégâts.

100 personnes sont venues à la rescousse d’Outi et Yves, ont pelleté de la boue et lavé de la vaisselle, trié le bon grain de l’ivraie irrécupérable, démoli les armoires centenaires encastrées et arraché les planchers… pour essayer de sauver un morceau de patrimoine et un nid bien aimé. Ils en ont fait autant ailleurs, chez ceux dont la porte était ouverte. Certains l’avaient déjà refermée pour de bon. 

Balade dans le quartier désert. Quand reviendra la vie? Et qui en sera?

Fin mai. Le temps a passé. On dit qu’il arrange les choses, mais la ville n’est pas « arrangée ». Pas du tout, déplorent mes amis et leurs voisins, surtout ceux qui ne peuvent se résoudre à abandonner le quartier. Ceux qui veulent que Saint-Joseph se remette debout, quand l’eau aura coulé sous les ponts… En espérant qu’elle y reste désormais.

« On se rend compte que ça va être long. La vie reprend son cours pour bien du monde, on a recommencé à travailler… On est chanceux, on a trouvé à se loger, mais on est inquiet, très inquiet », me dit Yves.

Des photos rescapées de la boue. Photo courtoisie

Encore la fin de semaine dernière, ils étaient à pied d’œuvre dans leur maison, à sauver les souvenirs, faire des boîtes et du ménage, à balayer la poussière, à gratter la boue accumulée dans la cour…

C’est cette boue qui les turlupine. Car si plusieurs tentent tant bien que mal de la faire disparaître, d’autres ont abandonné la bataille devant l’ampleur du chantier. Et ça pue.

Puis après?

Resté sur sa faim après la rencontre du 25 mai à l’aréna de Baie-Saint-Paul, Yves Giroux a acheminé une lettre à la députée caquiste de Charlevoix, Kariane Bourassa, et à la personne chargée de son dossier à la Sécurité publique. C’est quelqu’un de l’administration locale qui lui a suggéré d’agir ainsi. 

Après. Photo courtoisie

« La Ville nous a recommandé de faire de la pression auprès du gouvernement pour qu’il y ait des fonds de nettoyage supplémentaires », précise-t-il. Au moment d’écrire ceci, sa lettre, dont voici un extrait, était toujours sans réponse. 

« Suite au bris du mur de la rue Ménard, la rivière du Gouffre s’est déversée dans le quartier (…). Cela a eu comme effet d’amener tous les sédiments, tous les déchets et rejets d’égouts à se déposer sur l’entièreté du bas du quartier, donc surtout sur la portion Saint-Joseph entre Des Cèdres et la remontée après le 123. La vase accumulée est maintenant partout dans l’air et sa poussière entre dans les maisons par jours venteux, elle est présente dans toutes les cours, dans les vides sanitaires, dans les bâtiments annexes… Sa composition, à ma connaissance, n’a pas été analysée, mais il y a de fortes chances que de travailler dans cette vase ait eu un fort lien avec les cas de gastroentérite connus par plusieurs durant les semaines de démolition », écrit celui qui a lui-même connu de désagréables épisodes de proximité avec les w.c. depuis le 2 mai…

Au moment du sinistre, les travaux sur le toit allait bon train. La facture n’attendra pas que les résidents réintègrent la maison.

Le site web du Centre canadien d’hygiène et de sécurité au travail lui donne 1 000 fois raison de s’inquiéter. « L’eau d’inondation peut être formée en grande partie d’eaux d’égout non traitées ou elle peut contenir des substances dangereuses. Les premiers symptômes associés à l’exposition à de l’eau d’inondation contaminée sont notamment des maux d’estomac, des problèmes intestinaux, des maux de tête et d’autres malaises semblables à ceux de la grippe », écrit-on. 

Ceux qui restent

Dans sa lettre, Yves Giroux se demande à qui incombera la responsabilité de nettoyer cette matière insalubre présente dans les cours des maisons de ceux qui ne réintégreront pas la leur et dans tous les racoins du quartier malmené.  

Yves Giroux, Outi Giroux et leurs “voisins” Madeleine et Benoît Liard se baladent sur Saint-Joseph par une belle journée ensoleillée, L’odeur n’a rien de printanière, C’est plutôt un mélange de poussière et d’effluves nauséabonds qui flotte dans l’air.

« La Ville se mandate de ne nettoyer que les rues, mais tant que la vase sera présente dans les cours des maisons, ceux et celles qui réintégreront leurs maisons, ou qui retournent travailler pour sauver celles qui ne seront pas abandonnées, seront exposés à ce nuage de poussière contaminé qui rend l’air irrespirable », écrit-il dans sa missive, rappelant que nombreux sont les citoyens qui ont choisi de quitter pour de bon leur demeure inhabitable.

Sur la fenêtre, on aperçoit la ligne atteinte par l’eau. Ces résidents ont quitté la maison.

« Leurs maisons vont être abandonnées pour des mois, sinon des années avant qu’une décision soit rendue pour leur démolition, mais entre-temps, la vase va rester dans ces cours et contaminer l’air », écrit celui qui implore le gouvernement provincial de financer le nettoyage des cours abandonnées « et ce, dans les plus brefs délais, pour éviter des problèmes de santé aux résidents qui en ont déjà beaucoup à gérer ».

Après un sinistre comme celui qu’a connu Baie-Saint-Paul, le Centre canadien d’hygiène et de sécurité au travail « recommande » d’éliminer l’eau, la boue et autres débris en enlevant, notamment, tous les matériaux imbibés d’eau et sales, les débris, la boue et la saleté.

Une poubelle de la rue Leclerc a flotté jusque devant chez Outi et Yves Giroux.

« Le fait de laisser de l’eau stagnante ou de ne pas nettoyer et de ne pas sécher (ou jeter) le matériel endommagé par l’eau peut poser de graves risques à long terme pour la santé puisque cela favorise la prolifération de virus, de bactéries et de moisissures susceptibles de causer des maladies, de déclencher des réactions allergiques et de continuer à endommager le matériel et à nuire à la santé longtemps après l’inondation », peut-on lire, ce qui laisse peu de place à l’interprétation. 

Recommander, c’est bien beau, mais Yves et ses voisins aimeraient bien savoir qui commande…

(N.D.L.R.: Ce texte est le 1e de la série Des sinistrés parmi tant d’autres)

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