Chronique de Brigitte Lavoie: La petite journée maussade

Par Brigitte Lavoie 11:02 PM - 27 octobre 2018
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Nous vivons tous des journées maussades.

Elle se pointe avant même le saut du lit. Elle déambule derrière les paupières, l’air de presque rien, mais déjà lourde. Le cadran sonne, la vie appelle et prend une baffe. Ce sera la journée des peines perdues. Pas la peine donc, d’espérer mettre pied à terre en s’émouvant du soleil, du chant, des oiseaux et du jovialisme ambiant. Aujourd’hui, ce qui brille et chante est pour les autres.
Le timbre de voix sympathique se casse au tournant, le sourire s’entend grincer, le regard prend la fuite, les épaules se voûtent. Peine perdue de vouloir faire mieux, ça s’entend et ça sonne faux. Un périmètre de sécurité s’installe tout autour. Il ne manque qu’une banderole jaune pour délimiter la bulle humaine acerbe à éviter.
C’est la journée des crêpes qui collent au poêlon et des patates pilées avec des mottons. Les to do list se donnent le mot : rupture de stock de bois de poêle et de moulée pour le chat. Tout ce qui traîne traînasse plus que d’habitude, les boîtes de messages vocaux et de courriels s’emplissent avant même l’heure de s’asseoir à un bureau, l’imprimante crache sa dernière goutte d’encre et la boîte aux lettres livre les factures du mois. Tout est pire, c’est peine perdue. Les petits malheurs s’emballent.
La vie, celle de tous les jours, a le dos large, mais n’y est pour rien. Car il y a sans doute de vraies prémisses à accuser. Un commentaire reçu la veille resté en travers de l’oreille, une envie non assouvie, un mauvais rêve, une petite nuit, un horaire gargantuesque, le malheur d’un autre, un mental en dents de scie, des tracas petits ou gros, un truc de filles ou de garçon, pas assez de fibres, trop d’exercice. Va savoir. C’est à la fois toujours et jamais pareil, unique à chacun, mais universel. Faut d’ailleurs pas penser avoir le monopole de la petite journée maussade même si on est abonné. C’est peine perdue là aussi.
Et soudain, imperceptiblement, lorsque la poire est mûre d’exaspération de tout et de rien arrive l’heure de la grande décision : prendre congé et retourner au lit se coucher! Mais non, scandale! Et le Produit intérieur brut (PIB) lui? Il y a quand même des gens qui gouvernent des pays avec une humeur de King Kong affamé…Non, non. La vraie grande décision, celle des adultes responsables qui donnent l’exemple aux enfants, elle ressemble plutôt à ceci : accepter qu’aujourd’hui, c’est peine perdue et que tu marches sur tes œufs.
À partir de là, souvent, la chance te sourit parce que tu te la donnes. Des brides de silence, un peu de craquant avec le café, une douche chaude, des aveux entre quatre yeux, de grands respires, la porte entrebâillée invitant à cogner plutôt qu’entrer, une liste de priorités allégée, un bol d’air à l’heure de la pause, un détour d’auto.
Sans écraser les œufs, le rire d’un collègue traverse la porte, une belle note d’examen atterrit sur le bureau, un rabais est donné sur l’indispensable, une oreille se tend, le texto d’un ami nage jusqu’ici, la blague d’un commis suscite le sourire. Les petits bonheurs réclament d’être vus. La vie de tous les jours rappelle ses droits à petite dose. C’est incontournable, universel. Car les petites journées maussades n’ont pas le monopole. C’est peine perdue.

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