Les monstres

Par Emelie Bernier 2:37 PM - 24 octobre 2018
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J’en ai écrit une et une autre des chroniques en 10 ans. Mais celle-ci se classe au premier rang des difficiles. J’ai une entrave dans le souffle, les mots s’enfargent dans ma gorge, serrée par le dégoût et l’envie de pleurer. Depuis des jours, j’essaie d’ordonner ma rage, de la contenir. Échec sur tous les fronts. Elle me domine.
« Chaque communauté semble avoir eu son missionnaire abuseur », commente la journaliste Anne Panasuk, derrière l’émission Enquête Les Oblats: Régner sur les âmes et les corps et de la baladodiffusion Chemin de croix, qu’il faut se faire un devoir d’écouter, ne serait-ce que par respect pour ceux qui ont osé briser le silence qui les étouffait depuis des décennies. Et pour ceux que le silence a étouffé pour de bon. Ils sont légion.
On savait qu’il y avait de la pourriture sous les aubes, mais le remarquable travail de Mme Panasuk en démontre l’ampleur phénoménale. Les abus sexuels, physiques et psychologiques comme credo.
« La seule communauté qui n’a pas eu de problème avec les curés, c’est Essipit. parce qu’ils n’ont jamais eu de curé », relate un témoin interrogé par la journaliste. C’est tout dire.
Ils étaient partout, sévissant dans toutes les communautés, exploitant sans scrupule l’aura de sainteté et l’impunité que leur conférait la soutane. Certaines victimes auront attendu 70 ans avant de se libérer du poids de leur enfance violée. Des centaines d’autres sont morts de n’avoir pu supporter la douleur, la souillure, la honte. Faut-il que la vie soit pénible pour qu’on choisisse la mort…
Avant la venue des Blancs et des monstres en soutane, les Autochtones ne connaissaient pas le mal. C’était un concept abstrait, comme celui de la propriété du territoire. Le face-à-face a été d’autant plus brutal que le mal leur a mis la main dans les culottes, a dérobé leur innocence, les a réduits au statut de chair à exploiter au gré des pulsions sexuelles mal gérées. Il fallait être complètement à côté de la plaque pour croire à l’abstinence. Comme si on pouvait noyer la nature même des animaux que nous sommes dans l’eau bénite…
Ce même mal les a déracinés pour les envoyer dans des pensionnats à 1000 lieux de leurs familles, à 1000 lieux de tout ce qu’ils connaissaient et aimaient. Entre la fin du 19e siècle et 1996 (1996!!!), plus de 150 000 enfants autochtones ont subi ce sort. Des milliers n’en sont jamais revenus. Des centaines ont été vendus à des familles du Sud où une grande majorité a continué de subir les abus.
Tout ça au nom de l’Église. Pour « tuer l’Indien en l’enfant ». Et si l’enfant meurt dans le processus? Dommage collatéral…
« Un État qui détruit ou s’approprie ce qui permet à un groupe d’exister, ses institutions, son territoire, sa langue et sa culture, sa vie spirituelle ou sa religion et ses familles, commet un génocide culturel. Le Canada a fait tout ça dans sa relation avec les peuples autochtones. »
-Rapport de la Commission de vérité et réconciliation
Tout ce temps-là, le mal portait l’aube blanche, beige ou brune et se cachait derrière le masque du bien, de la foi, de la toute puissante, glorieuse et intouchable religion.
Après, on se demande pourquoi ça a dégénéré pour nos frères et sœurs autochtones. Pourquoi la violence. Pourquoi l’alcoolisme. Pourquoi la drogue quand l’alcool ne suffit plus à engourdir le mal-être profond qui gruge le cœur et l’âme. Pourquoi ces « vagues » de suicide, comme des raz-de-marées incontrôlables.
Même si ça fait mal, il faut écouter ou réécouter Le Peuple invisible de Richard Desjardins et Robert Monderie. Dans un village où les cinéastes s’attardent, un garçon sur deux a déjà tenté de mettre fin à ses jours. Un sur deux.
On se réveille comment d’un cauchemar éveillé?
Ce n’est pas normal qu’il n’y ait pas d’eau potable dans plus d’une centaine de communautés autochtones au pays. Qu’il n’y ait pas d’électricité dans des communautés qui voisinent des barrages qui ont saboté les territoires de chasse et de pêche ancestraux. Qu’il n’y ait pas de psychologue ou de travailleur social disponible 24/7 dans ces mêmes communautés où le taux de suicide dépasse l’entendement.
J’ai pleuré en écoutant les témoignages des enfants devenus grands. J’aurais voulu les prendre un à un, une à une, dans mes bras.
Franchement, j’ai honte de partager avec ces prêtres abjects ne serait-ce que la couleur de ma peau. Quand je pense aux horreurs qu’ils ont commises en toute impunité, tous les mots saints devenus sacres me passent par la tête. Ils expriment ma colère profonde envers une église qui a cautionné l’odieux, l’inacceptable, le pourri.
J’ai envie de demander pardon à ceux que nous avons offensés. Ceux que nous avons dépossédés. Ceux que nous avons empoisonnés, déplacés, sous-estimés voire méprisés, violés, battus, démolis par en dedans. Je sais que vous avez la force de surmonter tout ça. La vérité, la réconciliation, ce ne sont pas que des mots.
Pardonnez-nous nos offenses. Mais surtout, pardonnez-vous de les avoir subies.

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