Vous me manquiez

Par Emelie Bernier 8:06 AM - 12 octobre 2018
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"Emmenez-moi au pays des merveilles"-Charles Aznavour

Salut.
Je suis de retour, comme dirait l’autre.
Et je recommence à t’écrire des chroniques. Toutes sortes de chroniques. Pas de filtre, pas de carcan, pas de ligne directrice ni éditoriale. Juste des mots que j’écrirai pour toi, lecteur. Que tu les lises ou pas. Que je te connaisse ou pas.
Toi que je connais, je sais bien que tu as un petit parti pris. Tu m’as déjà gardée quand j’étais jeune, tu étais ami avec mon père, je t’ai servi à boire ou à manger, peut-être. On court ensemble, tu enseignes à mes enfants, on vient du même patelin… On a un « lien », si ténu soit-il.
Et il y a cet autre toi, que je ne connais pas, mais qui me dis que tu aimes les mots que je choisis, toi avec qui visiblement je partage certaines sympathies. Idéologiques, politiques, philosophiques. Entre nous deux, il y a quelque chose qui va de soi. Mais je n’écris pas que pour toi qui s’abreuve aux semblables allégeances.
J’écris pour toi aussi si tu n’as pas voté du même bord que moi, par exemple, parce que tu as le droit de croire au pays que tu veux. Ton pays des merveilles n’est pas le mien, mais il est merveilleux aussi, à sa façon. Ma vérité n’est pas meilleure que la tienne ni mon rêve plus beau.
J’écris pour toi qui ne seras pas d’accord. Qui aura envie de chiffonner le papier et d’allumer un feu avec mes mots qui te brûlent. Dis-moi pourquoi je t’ai choqué, je t’écouterai. Je te lirai à mon tour. Mais svp, mets tes gants de velours si tu as envie de me foutre des baffes. Pas les blancs, je n’en demande pas tant.
Et les baffes, on s’entend, c’est une métaphore
.
Je ne sais pas combien tu es au bout de la page. 2, 5, 30, peu importe en fait. Si tu t’aventures sous ma photo de madame, j’écris pour toi. Et si tu ne lis que quelques lignes en soupirant déjà, si tu ne te rends pas jusqu’au bout, que tu me trouves ringarde ou à côté de la plaque, que tu ne lis pas un mot parce que ton idée est faite depuis longtemps que je n’écris rien qui vaille, tant pis : j’écris pour toi pareil!
On ne peut pas être toujours s’entendre, mais ce serait bien qu’on se respecte.
Par le passé, j’en ai mangé des claques de lecteurs qui m’auraient crucifiée ipso facto s’ils l’avaient pu. J’ai été sonnée. J’en connais qui aimeraient bien que je retourne sur le banc où on m’avait remisée quelques mois. Parce que oui, depuis le début de l’année, j’ai fait quelques détours obligés et d’autres choisis. Me revoici.
Je n’ai peut-être pas appris grand’chose en bientôt 44 ans (tu vois, je me révèle!), mais parmi ces choses, il y a l’importance du lâcher-prise. J’apprends encore, t’inquiètes. Je ne suis pas Bouddha.
C’est du passé, maintenant. Moi, je regarde en avant. Toi?
Sincèrement, je t’avoue que tu me manquais. De ce détour, je reviens avec l’impression tenace que c’est avec toi que j’ai envie de faire ma vie. Professionnelle, s’entend.
« Emmenez-moi au bout de la terre, emmenez-moi au pays des merveilles », chantait Aznavour. J’aimerais bien que tu m’y emmènes dans ton pays des merveilles.
*
Aznavour. J’ai une image qui « pop ». Il y a quelques années, mon père m’avait offert Aznavour en cadeau. Je ne l’aurai jamais entendu chanter en vrai. À la levée du rideau, un raisin sec affublé d’un foulard et d’un micro s’était bien avancé sur la scène, mais , le barde arménien y était pour s’excuser auprès de son public. La voix lui faisait défaut et plutôt que livrer une prestation couci, couça à son public pâmé venu des 4 coins de la province, il préférait, et ça lui en coûtait terriblement, nous dire « à la prochaine fois » comme René. À 90 ans et des poussières, ni lui ni nous ne se leurrions. Il n’y en aurait peut-être pas, de prochaine fois. Mais sa promesse nous a lié à lui pour l’éternité. Avez-vous déjà vu ça, vous, un raisin sec avec l’aura d’une montagne?
Fin de l’aparté.
*
Tu sais quoi? J’aimerais écrire à propos de toi aussi, parfois, si tu le veux bien. Ton histoire est fascinante. Triste peut-être, ou drôle, ou banale, mais belle, peut-être éclairante pour ceux qui vivent en cachette la même chose qui t’a faite comme tu es. Debout. Grand. Fort en dedans.
Si ça te tente, raconte-moi. On dit que l’écriture est cathartique. Peut-être que ça marche aussi quand c’est quelqu’un d’autre qui tricote les mots qui te tiendront chaud. Peut-être qu’on pourrait prendre un café, aller voir si la théorie tient le coup.
Voilà, c’est fait. Ce n’est pas qu’une impression : je t’ai « recruisé» pour vrai. Comme un premier rendez-vous après qu’on ait eu une histoire terminée en queue de poisson…
Ne te fais pas trop d’idée, la nôtre est épistolaire et encore à sens unique pour l’instant, mais c’est une relation pareille.
J’aimerais ça que tu m’écrives ce que tu penses de ça, toi, la légalisation de la marijuana; le Canada qui vend l’âme de ses agriculteurs aux États-Unis; les rêveurs éveillés de Québec solidaire qui s’ancrent dans notre réalité politique; Marine Le Pen qui salue l’élection de la CAQ; les politiciens qui s’engagent avec cœur pendant des années et qui quittent comme des parias; les milliards de promesses de ces mêmes politiciens qui la veille des élections t’appelaient fiston et le lendemain comme de raison avait oublié ton nom (ça, c’est trop joli pour être de moi, c’est de Félix); l’école qui n’arrive pas à captiver les garçons; l’Arctique qui fond; les pipelines qui s’en moquent; les juges qui mentent et qui s’en sortent; l’envers de la carte postale Charlevoix; le mal-être des travailleurs de la santé; les familles qui ne trouvent plus le temps pour l’essentiel, la vie de famille; la génération « me, my selfie and I »; les femmes qui doivent encore crier pour qu’on les entende et encore plus pour qu’on les écoute et qu’on les croit; les régions qu’on oublie et toute la vie qu’il y a dedans; Donald Trump qui vit son règne politique comme une téléréalité en se foutant bien des pots cassés; les trolls qui ne trouvent rien d’intelligent à dire, mais tout à médire; la profonde pauvreté et l’ultra richesse et l’immense spectre qui se déploie entre les deux; le monde qui explose un peu chaque jour; les écrans qui avalent goulûment notre temps; la vie, quoi.

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