Noël en noir et blanc

Par Josey Picard 24 Décembre 2010
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Je me réveille doucement, j’ouvre les yeux, je ne bouge pas car je ne veux pas que l’on sache que je suis réveillé. C’est la règle chez les enfants de mon âge, il faut dormir jusqu’au retour des adultes de la messe de minuit. Dehors il neige à gros flocons et la lumière du lampadaire arrive dans ma petite chambre à travers la vitre givrée. J’ai cinq ans et je suis tout chose… Je suis heureux car ce soir c’est Noël.

Dans l’autre chambre, dans des lits superposés, dorment  ma sœur aînée Marie-Nicole et ma cousine LouLou que nous avons accueillie à la maison après le décès de sa mère. Mes deux sœurs en fait. J’étais comblé à la pensée que nous avions été assez sages cette année pour que le Père Noël soit généreux… J’espérais surtout qu’il était informé du changement d’adresse de Loulou car je l’ai surprise à  pleurer discrètement hier soir. 

Ma tête était trop jeune pour comprendre toute sa détresse, son déchirement et son sentiment de solitude infinie loin des siens. En bas, j’entends des voix qui chuchotent et des portes qui s’ouvrent et se ferment.
Le Père Noël est-il déjà passé??? Une odeur de tourtière et de dinde aux pommes me creuse le ventre et grignote ce qu’il me reste de patience. Mais je dois rester calme ou du moins ne pas faire de bruit. Je me lève donc avec une lenteur d’escargot, j’enfile mes pantoufles de feutre et je m’avance à pas de loup vers la cage d’escalier pour voir ce qui se passe chez les parents… en évitant minutieusement les planches qui craquent.

Je ne fais qu’un avec les deux premières marches de l’escalier que j’emprunte à l’envers, tête première vers mon objectif, mes bras s’arc-boutant sur les barreaux pour bien doser ma descente. Je suis tout rouge à force de retenir ma respiration comme si cela me rendait invisible. En bas, la table est mise, il y a plein d’assiettes, d’ustensiles et de petits plats qui se disputent la place avec les cocottes, les confettis et les bougies du réveillon.

Pas d’adulte en vue… je continue ma descente de serpent à sonnettes, lentement jusqu’à ce que j’atteigne le pied de l’escalier qui donne sur les portes vitrées du grand salon. À travers le givre de ces portes fermées, rempart injuste qui me sépare de ce que j’imagine être une montagne de cadeaux, je vois des ombres aller et venir à un rythme empreint de la fébrilité de circonstance… Que font-ils donc ? Moi, je suis à découvert et on peut me surprendre à tout moment.

De peur d’être débusqué, ce qui entraînerait une sanction immédiate, je me glisse furtivement sous la table, au travers des chaises, là où la grande nappe blanche en lin me cachera et je me déguise en barreau de chaise… Ouf ! Juste à temps car le bruit chuintant de la porte du salon qui s’ouvre lentement pour faire place à l’arrivée des adultes se fait entendre…
Tout ce que j’entrevois, ce sont des souliers en cuir neuf que je devine être ceux de mon père, qui frappent avec détermination le linoléum fraîchement asticoté de la salle à manger. « Tu crois qu’il va aimer ? », demande-t-il à la personne  dont les souliers à talons hauts en cuir verni suivent tout près derrière. « Bien sûr que oui, mon chéri ! », lui répond-elle avec une voix mielleuse qui cache mal sa fierté. « Tu sais bien que ton fils est un artiste. » «Vraiment? » Un artiste? Je n’ai franchement aucune idée de ce que cela veut dire! C’est Noël au 4, rue Saint-Augustin et j’ai hâte aux cadeaux.
Mes parents s’activent dans la cuisine autour du four où achève de cuire la dinde. Tout à côté il y a un réchaud qui chauffe doucement les tourtières, les pets-de-sœur et les tartes au sirop d’érable. Ça discute ferme, ça rigole et ça s’embrasse tout plein… comme quand on fait des bébés.

DING DONG… Les souliers en cuir neuf vont répondre à la porte. Le courant d’air froid qui sent bon la neige molle amène la voix tonitruante d’oncle Normand qui presse mes parents de se dépêcher. « Le char est chaud et on est déjà en retard pour la messe de minuit. »
Notre voisine, la grosse  madame Provencher, qui est veuve et sans enfant, arrive sur les entrefaites, trop heureuse de venir donner un petit coup de main à mes parents. Elle va donc nous garder pour la prochaine heure.  « Inquiétez-vous pas, madame Laure, je m’occupe de tout ! »

Je prie de toutes mes  forces pour que ma mère ne décide pas d’aller jeter un coup d’œil en haut pour s’assurer que tout se passe bien. Mais non, ils partent finalement en toute hâte. Me voilà sauvé : du moins pour le moment.
En fait je me sens prisonnier là sous la table. Mme Provencher fait les cent pas de la cuisine à la salle à manger. Tout ce que je vois, ce sont ses horribles pantoufles bleu poudre avec des bouts en minou ornés d’un grelot, qui se promènent autour de la table. Je me penche le plus possible, je m’étire le cou sans me faire voir et j’aperçois enfin l’arbre de Noël qui est tout illuminé. Wouâou…

Comment faire pour me rapprocher de ma montagne de cadeaux ? Je risque gros… Alors, j’attends patiemment que le son des grelots s’amenuise et laisse place au couic couic de la vieille berçante de la cuisine. Mme Provencher doit tricoter en se berçant tranquillement au chaud près du fourneau en écoutant Bing Crosby qui chante WHITE CHRISTMAS.  Tout doucement j’entreprends mon odyssée en me déplaçant à l’extrême droite de la table et, quasi hors de vue de la gardienne,  je  me dirige en rampant vers l’arbre de Noël… Dès que j’ai dépassé les portes du salon, je me relève et je m’envole littéralement vers les cadeaux pour lire ( eh oui, je sais lire déjà, mouâ…!) les étiquettes que le Père Noël a placées sur chacun d’eux. Il y en a plein : des gros, des petits, des plats, des ronds, des allongés… Tous ont des cannes en sucre attachées avec des rubans multicolores. L’arbre est grand, majestueux, plein de boules, de guirlandes, de petites lumières blanches et de boucles faites en papier de riz. J’ai dû m’énerver car une grosse cocotte tombe de l’arbre en accrochant une boule de Noël. Je les regarde tomber comme au ralenti et atterrir avec un bruit étouffé sur la moquette du salon. Oups!

Le couic couic a cessé, mon sang se glace et je me cache sous le grand sofa brun tout au fond du salon. Étendu de tout mon long dans cet espace exigu, j’écoute le bruit des grelots qui se rapprochent, qui passent tout à côté de ma cachette, puis s’arrêtent juste devant moi. « Il y a quelqu’un? »,  glapit Mme Provencher de sa voix nasillarde et cassée. Mon cœur bat tellement fort que j’ai l’impression qu’elle doit l’entendre.  Au bout d’un moment, elle marmonne pour elle-même : « Je dois être rendue folle. »
Et les grelots repartent doucement vers la cuisine.  Assez c’est assez, je dois retourner dans mon lit au plus vite, faire semblant que je dors et attendre que les parents viennent nous réveiller avec du lait chaud et quelques biscuits et qu’ils nous donnent enfin la permission de descendre pour le début du réveillon.

Épilogue
Lorsque je me suis réveillé cette nuit-là,  je ne savais pas si c’était la première fois que je me réveillais ou si j’avais rêvé être descendu voir les cadeaux…

Ce dont je me souviens c’est que ce Noël fut très beau et magique comme beaucoup d’autres après.

Mais celui de 1956 fut pour moi bien singulier, non seulement parce que j’y ai reçu un xylophone, ce qui allait donner au reste de ma vie une couleur bien particulière, mais parce que ce soir-là, j’ai vu dans les yeux de ma petite cousine Loulou ce que je n’avais pas vu depuis des semaines et des mois : une toute petite lueur de joie et de bonheur.

 Dès lors, j’ai su que les parents a
vaient des dons et qu’ils étaient des magiciens.

Michel Létourneau

Décembre 2007

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