Dans ma cuisine

Par Josey Picard 25 Décembre 2010
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Ce soir, Maggie, ma chienne, a tellement mangé de neige en jouant avec son frisbee qu’elle va faire pipi aux demi-heures. J’en ai marre d’ouvrir et de fermer la porte, de me pencher pour l’attacher et de lui dire d’arrêter de japper.

C’est déjà le 23 décembre. La veille de Noël, ce n’est pas jeudi, Hélène, c’est vendredi soir. Et c’est demain. J’ai acheté le cadeau de mon conjoint Mathieu aujourd’hui. Je sais, ce sont les gars, d’habitude, qui font ça à la dernière minute. Pas les filles organisées comme moi. Mais moi, je ne me trouve pas en retard. J’ai vécu tellement de fins de session qu’avant le 17 ou le 18, c’est bien trop tôt ! Quand ma mère me demande ma liste de cadeaux au début de novembre, c’est comme si elle me disait de poser mes pneus d’hiver en septembre.

Mon arbre est fait depuis quelques semaines, mais ça, c’est pour me conditionner, pour me mettre dans le bain. Parce que moi, Noël, je n’aime pas trop ça. Peut-être parce que je suis une solitaire incurable. Peut-être parce qu’il faut que je sois belle, prise dans mes bas de nylon et mes souliers inconfortables. Ou peut-être parce que c’est trop en même temps : trop de cadeaux, trop de vin, trop de sucre, trop de gras. Trop de déplacements. Trop de sourires et trop de nostalgie.

Je n’ai pas encore emballé mes cadeaux. Je m’y mets après avoir couru trois ou quatre fois dans les escaliers. Le papier d’emballage. Le ruban adhésif. Ah ! J’ai oublié les rubans. Et les stylos de couleur. Je n’ai pas encore soupé. Il est passé 19 heures. La voisine cogne à la porte, elle me rapporte le costume de mère Noël de Maggie. Je le lui avais prêté pour qu’elle prenne son bébé chien en photo.

Si je ne fais pas mon sucre à la crème ce soir, je n’aurai pas le temps demain. Je vais peut-être aller à la messe. Je ne sais pas si je crois en Dieu. Pour moi, Noël, c’est la fête de la fin des jours qui raccourcissent. Une fête qui marque le début de l’hiver. Il me semble que je me ferais un grand feu, comme à la Saint-Jean ; dans le bois, malgré la neige, les vents et la noirceur qui avale tout. Un grand feu, en attendant les jours bleus et ensoleillés de mars.

À l’église, ils disent « Gardez espoir, un sauveur est né ». Ça ressemble à mon histoire de lumière, finalement. Je sors le sucre brun et le sucre en poudre, et je me demande si je vais manquer de margarine. Non, Mathieu n’a pas oublié d’en acheter. J’encombre le comptoir. Je sors les tasses et les cuillères à mesurer. La recette, je l’ai dans la tête.

C’est une demi-tasse ou une tasse de lait ? Y faut que je fasse attention de ne pas me brûler. Avec du sucre, c’est une torture. Dix cuillères à soupe, c’est dix fois 15 millilitres. Je lui ai dit, à Mathieu. Doubler la recette, ce n’est pas une bonne idée. Maggie est couchée sur le tapis devant la porte-fenêtre. Elle me regarde. Elle ne dort pas.

Finalement, 150 millilitres de cacao, c’est moins que je pensais. Mon sucre en poudre est prêt. Ça commence à bouillir. Et là, je me demande ça fait combien d’années que je fais du sucre à la crème. Au moins 20 ans. Chaque année, vous me dites « T’en manges pas ? » Moi, j’ai gratté le chaudron. « Non merci, je me suis déjà bourré la face. » J’ai eu le meilleur, je l’ai mangé chaud.

Je ferme la télé. Y a des cantiques sur les ondes. Et l’odeur du sucre qui bout. J’ai mis un foulard de Noël à Maggie, il est rouge et vert. Je la photographie. Elle fait des têtes de côté quand je dis « Fais la belle fille pour Maîtresse Hélène. »

Y a seulement à Noël que je fais du sucre à la crème. J’en ai fait avec des arachides ou des amandes, une demande spéciale d’un homme d’un autre temps. Mais d’un temps qui a existé. Y a eu des années fudge au micro-ondes. Je ne vous le recommande pas. Des années sans thermomètre, et d’autres à suivre la recette. Et des années à brasser et à brasser parce que ça ne prenait pas.

Le sucre à la crème, c’est mon classique. Et c’est ce que j’ai de meilleur à offrir à ceux que j’aime pour Noël. Certains chantent la même chanson depuis des décennies, d’autres font des tartes au sucre ou proposent des jeux originaux.

C’est ce soir, en le faisant, que j’ai compris ce que ça veut dire « cuisiner avec amour ». En pensant à l’un et à l’autre, aux morts comme aux vivants ; aux pages que l’on vient de tourner, autant qu’à ce qui s’en vient. Ça ne change rien au goût. Mais c’est un moment de bonheur qu’on partage pour le plaisir, un souvenir de moi, tourné vers vous. Qui donne finalement du sens à une fête qui ne me disait rien.

Les jours ont fini de raccourcir. J’ai hâte de voir la face de ma filleule quand elle va déballer son cadeau. Le sourire de Mathieu quand il va lire le petit mot que je lui ai écrit. Et le regard silencieux de mon père quand il va m’accueillir dans sa maison. Et vos yeux cochons quand vous goûterez à mon sucre à la crème.

Hélène Bard
23 décembre

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