Il y a 60 ans, le Tritonica sombrait

Par Dave Kidd 4:58 AM - 25 juillet 2023
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Photo fournie par Hubert Desgagnés

Il est environ 02h00 du matin, samedi 20 juillet 1963. Le fleuve, au large de la municipalité de Petite-Rivière-Saint-François, est alors enveloppé par la brume. Soudain, les résidents du village endormi sont tirés de leur lit par le fracas métallique d’un abordage. En quelques minutes, le minéralier Tritonica sombre, entraînant dans la mort 33 marins, dont le pilote canadien qui assistait son commandant. 

Le quotidien Le Soleil titre « Collision sur le fleuve, 33 marins seraient noyés ; 18 corps retrouvés ; 17 survivants. Le Tritonica coulé par le Roonagh Head à 50 milles de Québec ».  

Le Tritonica, battant pavillon des Bermudes, était un minéralier construit en 1956 en Angleterre pour la compagnie Dingwall Shipping. Il avait une longueur de 160 mètres (528 pieds) et pouvait transporter 19 500 tonnes de minerai dans ses trois cales. Dès 1959, le navire faisait les manchettes en devenant le premier minéralier à emprunter la Voie Maritime du Saint-Laurent.

En 1963, le navire transportait du minerai de titane de Havre-Saint-Pierre pour l’usine de Fer & Titane de Saint- Joseph-de-Sorel, pour le compte de la Canada Steamship Lines (CSL), un transport réalisé encore aujourd’hui par le minéralier Ferbec de la CSL.

Au moment de l’accident, le Tritonica faisait route vers Sorel à sa vitesse maximale estimée à 15 nœuds avec la marée montante. À son bord, il y avait un équipage de 49 personnes, principalement de nationalité chinoise, un commandant et deux officiers britanniques et un pilote québécois. Le navire avait alors une cargaison de 18 400 tonnes de minerai. Le second navire impliqué dans l’abordage était le cargo irlandais Roonagh Head, immatriculé à Belfast. Arrivant de Trois-Rivières avec une cargaison de 5 600 tonnes de marchandises diverses, le cargo se dirigeait vers l’Atlantique, amenant un équipage de 45 personnes ainsi que douze passagers. Le navire était également assisté par un pilote québécois.  

La Commission royale d’enquête qui s’est ensuivie a permis de déterminer que les deux navires étaient fautifs. En effet, lors de l’abordage, la visibilité était réduite en raison de la présence de bancs de brouillard. Pourtant les deux navires ont maintenu une pleine vitesse jusqu’au moment où le risque de collision est devenu évident. Qui plus est, l’unique radar du Tritonica présentait des problèmes de fonctionnement et on a malgré tout maintenu la vitesse maximale sans placer de vigie.

Le Roonagh Head avait détecté le Tritonica sans l’identifier et avait fait des changements de route trop légers pour être jugés adéquats en fonction des Règles de barre et de route. Finalement, lorsque le Tritonica a aperçu les feux du Roonagh Head, le pilote a ordonné la barre à « gauche toute » contrairement aux règles de barre et de route en vigueur. Ce faisant, le Tritonica s’est placé droit devant l’étrave du cargo irlandais qui s’est enfoncée profondément dans la cale n°1, côté tribord. 

Le grand nombre de pertes de vie a été attribué à la rapidité du naufrage. Le Tritonica, dont les écoutilles ainsi que les portes étanches étaient demeurées ouvertes depuis son départ de Havre-Saint-Pierre, a en effet sombré comme une pierre. De plus, la confusion régnant à bord dans les secondes suivant l’abordage et l’impossibilité de mettre rapidement à la mer les chaloupes de sauvetage, en raison de la forte gîte et du courant de marée, ont contribué à ce lourd tribut. Suite à l’appel de détresse transmis par le Roonagh Head, quelques navires se sont déroutés, dont la goélette Notre-Dame-des-Neiges de Petite-Rivière-Saint-François, afin d’assister au sauvetage des naufragés. Mais les conditions de visibilité étaient à ce point réduites que, malgré des vigies, le cargo espagnol Conte de Fontenar a heurté l’épave du Tritonica ainsi qu’une des chaloupes de sauvetage de ce dernier, heureusement sans faire de victime additionnelle. L’épave était en effet très près de la surface, au point qu’on pouvait apercevoir les mâts et la cheminée à marée basse durant les mois qui ont suivi.

La cour a donc conclu que l’accident avait été causé par la négligence des commandants, officiers de quart et pilotes des deux navires en cause. Le commandant du Tritonica a survécu au naufrage, mais l’officier de quart et le pilote faisaient partie du nombre des victimes.

Quelques mois plus tard, après évaluation de la situation par l’équipe de Marine Industries Sauvetage Ltée de Sorel, on a décidé qu’il serait moins coûteux de laisser l’épave sur place. Les superstructures
ont été coupées et la coque a été enfouie dans une excavation pratiquée dans le lit du fleuve pour ne pas nuire à la navigation. Le Roonagh Head a quant à lui été réparé et a continué à naviguer jusqu’en 1971. 

Suite à cet accident, il y a eu une seconde Commission d’enquête, cette fois sur les services de pilotage. À la lueur des témoignages, démontrant entre autres une nette croissance de la circulation
maritime, et devant le fait que d’autres tragédies maritimes s’étaient produites dans les mois qui ont suivi, le Ministère des Transports, alors responsable de la Garde côtière canadienne, a été mandaté afin de prendre des mesures pour améliorer la navigation. C’est ainsi que le premier centre de Gestion du trafic maritime au monde a vu le jour, permettant aux navires de communiquer facilement entre eux sur des fréquences radio dédiées, beaucoup mieux adaptées pour les communications fluviales. Il faudra attendre 1977 pour assister à la création d’un centre dédié à la coordination des opérations de sauvetage maritime sur le Saint-Laurent.

Aujourd’hui encore, la présence de quelques tombes identifiées par un numéro anonyme, au cimetière Mount Hermon à Sillery, rappelle discrètement ce tragique naufrage. 

Pour en apprendre davantage sur l’histoire et le patrimoine maritime du Saint-Laurent : Musée maritime du Québec à L’Islet (www.mmq.qc.ca), Musée maritime de Charlevoix, à Saint-Joseph-de-la-Rive (Les Éboulements) (www.museemaritime.com) et le Musée de la mer à Pointe-au-Père (www.shmp.qc.ca).

[1] Les lecteurs avisés doivent prendre note qu’à cette époque, un seul radar était requis à bord des navires qui naviguaient alors sans l’aide d’appareils sophistiqués comme le GPS et les cartes électroniques. De plus, les communications radio se faisaient par ondes MF. Il suffisait d’un temps d’orage ou de brume pour que le statique brouille les communications radio. Les Centres de communication et de trafic maritime n’existaient pas à cette époque, si bien que les navires naviguaient en aveugle, sans trop savoir quels navires, goélettes ou bateaux de plaisance ils allaient croiser. 

Hubert Desgagnés

Note sur l’auteur : Aujourd’hui conseiller scientifique au Musée maritime de Charlevoix, Hubert Desgagnés a été l’officier responsable du Centre de sauvetage maritime de Québec pour la Garde côtière canadienne durant près de 30 ans. Lors de cette tragédie, il habitait le village de Saint-Joseph-de-la-Rive, dont le quai a servi aux navires sauveteurs pour transborder certaines des victimes de la collision. Pour un enfant de neuf ans, la vue de tous ces corps avait de quoi remettre en question une éventuelle vocation maritime!

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