Les bols bleus et joyeux de Laurence

Par Émélie Bernier 3:55 PM - 28 avril 2020
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Non, cette chronique ne parlera pas de la COVID-19. Pourquoi? Parce qu’il y a des histoires qui méritent d’être racontées sans le filtre « coronavirus » qui teinte tout ce qu’on vit et tout ce qu’on lit ces temps-ci. Parce qu’un jour viendra où cette pandémie ne sera qu’un épisode de notre grande histoire collective. Parce qu’il y a parmi nous des êtres d’exception qui font la plus délicieuse limonade avec les plus amers citrons.
Parce que la vie continue…

Sur la tablette s’alignent de jolis bols bleus. Il n’y en a pas deux pareils. Chacun est unique, comme la belle fille singulière qui les fabrique.

 

Laurence Desgagnés a 30 ans. Depuis deux ans et demi, la céramiste travaille dans un tout petit atelier fonctionnel au sous-sol de l’École Jean XXIII à Saint-Joseph-de-la-Rive. En temps « normal » (lire hors pandémie), les journées de Laurence à l’atelier sont souvent très longues. Elle y arrive à 7h, en repart vers 5h, tributaire des horaires de travail de ses parents, qui lui donnent des « lifts ». Laurence ne conduit pas… Et même si elle n’habite qu’à 2 kilomètres de son atelier, pas question pour elle de marcher ou de faire de la bicyclette entre les deux adresses. Car Laurence est une céramiste unique en son genre, comme les œuvres qu’elle crée.

Apprivoiser la bête
A 3 ans, on lui a diagnostiqué l’ataxie de Charlevoix, ou ataxie spastique de type Charlevoix-Saguenay. Elle a grandi en ne comprenant pas trop ce que ce nom voulait dire, jusqu’à ce qu’elle saisisse de plus en plus les subtilités de la bête. Puis, un jour, elle a choisi de ne pas laisser dominer par celle-ci, mais plutôt de la dompter. « Je suis déterminée et têtue. Du jour au lendemain, j’ai pris une rigueur dans ma vie. Je me suis prise en main et je me suis dit que je ferais tout pour la ralentir! »

Quand elle a choisi la céramique, elle n’a pas songé une seconde qu’un jour, la dextérité viendrait peut-être à lui manquer…

« La céramique est arrivée un peu par hasard dans ma vie. Après mon secondaire, j’ai été au cegep. J’étais intéressée par le cinéma et j’ai fait un an en arts, lettres et cinéma au Cégep de Limoilou. Mais c’était très technique, trop pour moi », dit-elle.

Une visite à la Maison des métiers d’art (MMAQ) l’allume. Le regard ou plutôt l’absence de regard des autres, la fait tout de suite sentir à sa place. «Quand tu arrives dans une école et que tu es différente, tu es un peu rejet, mais je n’ai jamais senti ça à la Maison des métiers d’art… Il y a des gens de 20 à 60 ans, tout le monde est ouvert d’esprit, c’est vraiment agréable! »

Même si elle n’a jamais touché à une motte d’argile ou à un tour de sa vie, elle décide de s’inscrire en céramique. « C’était drôle, tout le monde arrivait là avec un petit bagage, mais moi, j’ai commencé l’école et hop les mains dans la terre pour la première fois », rigole-t-elle.

Il faut dire que Laurence rigole beaucoup. Sa bonne humeur est contagieuse. Et chacune de ses créations, utilitaires ou non, semble imprégnée de cette joie…

Un rythme à soi

Laurence ne s’en cache pas : elle a fait face à des défis pratiques qui ont ralenti son cheminement scolaire.


« Le façonnage, la sculpture, ça allait… Mon défi, ça été le tournage. C’est encore assez difficile parce que j’ai un problème de dextérité et ça demande de la force. Il m’a fallu beaucoup de pratique, mais j’ai eu de l’aide de filles qui étaient un peu plus avancées à l’école. Elles m’ont donné des trucs, des cours privés. Une chance que j’ai eu ça! C’est une technique qui est sur 3 ans, je l’ai faite en 6», résume-t-elle. Ces 6 années lui ont permis de développer une manière de travailler bien à elle.

« C’est un cours qui t’apprend à devenir un entrepreneur, un travailleur autonome! Ça dépasse les techniques de la céramique… Je suis fière de l’avoir fait », confie-t-elle.

Quand elle s’assoit derrière son tour et qu’elle plonge ses mains dans la terre meuble, Laurence oublie le temps, sa maladie… Elle repousse ses limites.

« Au fil du temps, j’ai développé ma propre manière de travailler, un peu rude, unique. Pour faire de la céramique, il faut avoir de la force et une certaine délicatesse. Honnêtement, ce n’est pas toujours facile, je peux faire des erreurs et il y a des imperfections. Ça peut me prendre le double du temps que quelqu’un qui n’aurait pas l’ataxie de Charlevoix… Mais je réussis », glisse-t-elle.

Chaque pièce est à la fois un pied-de-nez à la maladie et un ancrage dans le moment présent.
« Je ne pense pas à long terme. Je vis au jour le jour et je me concentre sur ma céramique. Ça me fait du bien, ça me permet d’être zen… », glisse-t-elle.

Bien sûr, elle a parfois des moments de découragement. A 30 ans, elle vit avec ses parents et dépend d’eux pour ses déplacements, notamment. Son corps lui rappelle immanquablement qu’elle n’est pas tout à fait comme les autres. « Oui, je suis fâchée desfois. Oui, ça m’arrive d’avoir la larme à l’œil parce que je marche croche, que je rentre dans les bancs de neige l’hiver, que je tombe… Mais je suis disciplinée et je fais tout ce que je peux pour ralentir la progression de la maladie », explique-t-elle.

L’été, elle travaille dans une petite auberge à moins d’un kilomètre de chez elle. Elle tient à y aller à pied, en s’appuyant sur des bâtons. L’été, elle adore se baigner. Souvent, à la maison, elle met la musique à fond et danse. Le fait de travailler à l’atelier la maintient aussi en mouvement. « Le fait de bouger, que ce soit à la maison ou à l’atelier, ça ralentit la dégradation », résume-t-elle.

Loin de s’apitoyer sur son sort, Laurence regarde en avant et souhaite continuer de garder une place privilégiée à la création dans sa vie. « Je travaille lentement donc je ne peux pas produire beaucoup et c’est difficile d’avoir un inventaire suffisant pour fournir des points de vente, ou faire des marchés, mais je vends des pièces à l’auberge ou par le bouche à oreille… Je pense que ma grande force est de créer des pièces uniques », lance-t-elle avec un de ses irrésistibles sourires!

Charlevoix au bout des doigts

Elle caresse le projet de créer une œuvre représentative de Charlevoix, une région qui l’inspire depuis le début de ses études comme en témoigne cette série de sculptures montagneuses et les couleurs maritimes qui colorent ses pièces.

« J’aimerais créer une œuvre qui serait un peu pour les gens d’ici, une pièce utilitaire en lien avec Charlevoix, ou « Saint-Jos ». J’imagine quelque chose d’unique qui représenterait Charlevoix, un objet signature! Je ne sais pas si ça va se faire. Est-ce que mes mains seront encore longtemps capables de tourner? Desfois, elles bloquent… », confie-t-elle, sans s’apitoyer sur son sort. La maladie, elle le sait, est unique et imprévisible.

«Je ne me projette pas beaucoup dans l’avenir, j’aime pas l’avenir parce que c’est l’inconnu…Un jour, je ne pourrai plus marcher, je serai en chaise roulante… Un jour, je ne pourrai plus faire de la céramique… Mais pour l’instant, je vis au jour le jour et ça me convient comme ça. Je suis fière de ce que je fais !», conclut-elle.
Pour communiquer avec Laurence et voir son travail, écrivez-lui au Laurencedesgagnes.ceramiste@gmail.com.

 

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