Le confort de l’indifférence
Une réfugiée rohingya est soutenue alors qu'elle descend d'un bateau à Shah Porir Dwip, près de Cox’s Bazar, au Bangladesh.
Une réfugiée rohingya est aidée d’un bateau alors qu’elle arrive à Shah Porir Dwip, près de Cox’s Bazar, au Bangladesh. Crédit Kegin Frayer, World Press Photo
C’est facile de s’en foutre. Lâche un peu, certes, mais facile. On détourne le regard, on change de poste, on tourne la page. D’un geste, on balaie l’insoutenable, dans l’espoir que ses aspérités ne transpercent pas trop nos petites vies moelleuses.
Des enfants yéménites maigres à faire peur? Des bateaux de migrants chavirés? Les victimes d’un énième tireur fou? Hop, sous le tapis. Si je ne le vois pas, c’est que ça n’existe pas, non?
Amenez-en, des chats qui sursautent à la vue de concombres et des bébés qui rigolent!
Depuis quelques années, je me fais un devoir de visiter l’exposition du World Press Photo. Un devoir un peu pénible, mais nécessaire, pour résister à l’appel des sirènes de l’indifférence. J’y vois des images qui me chavirent, mais m’extirpent de cette torpeur où je m’enfonce un peu plus chaque jour, saoulée par le flot continu des images et des mots qui relatent les tueries, les famines, les guerres, les catastrophes humanitaires et écologiques, les histoires sordides… Sous cette averse ininterrompue, le cœur se blinde malgré lui. Un réflexe de survie contre lequel il faut pourtant se battre, à notre cœur défendant, pour maintenir vive cette flamme qui fait de nous des humains.
Le World press est un florilège d’images qui valent mil mots.
Mil mots durs, crus, nus. Mil mots qui donnent un coup de fouet à notre bienveillance abrutie par les memes, les fails, les gif et autres vidéos Youtube idiots qui sont devenus l’indigeste pain quotidien de nos cerveaux.
Parmi les portraits marquants, il y a ceux de ces jeunes filles kidnappées par Boko Haram et qui ont réussi à s’extirper des griffes de ces fous d’Allah évitant de justesse de terminer leur vie dans un gros splash de sang et de boyaux meutrier. Sous leur voile, on ne voit pas leur visage qu’elles cachent, l’une avec ses mains, l’autre avec des fleurs. Éloquent.
Et ces portraits de migrants des Amériques, femmes, hommes et enfants, croqués sur le vif dans leur course périlleuse vers un semblant d’Eldorado aux frontières gardées par des murailles et des hommes armés à qui on a ordonné de faire taire leur bienveillance et de tirer des balles en réponse aux pierres.
Ou ces Rohyngas en fuite qui regardent leur village brûler, une stratégie comme une autre pour leur montrer la porte de ce chez eux où ils ne sont plus les bienvenus depuis bien trop longtemps déjà. 350 villages ont ainsi été réduits à néant. 350.
Le World Press Photo m’a fait découvrir le syndrome de résignation, cette maladie étrange qui transforme en coquilles vides et amorphes certains réfugiés traumatisés, presqu’exclusivement des enfants. Magnus Wennman, le photographe, relate que le syndrome survient en général lorsque les familles subissent un rejet à leur demande de résidence dans le pays où ils ont fui. Les enfants implosent. Ils ne mangent plus, ne parlent plus, ne bougent plus, pas même les réflexes élémentaires aux stimulus physiques.
Ils s’absentent loin de cette vie qui ne leur cause que souffrance et où pour une énième fois la lumière au bout de l’interminable tunnel vient de s’éteindre. Comme si leur âme, épuisée, se sauvait de leur corps.
Qu’ils devenaient absolument indifférents à force d’inconfort.
Ceci explique cela.
Mais nous n’en sommes pas là.
Notre indifférence n’a pas d’alibi.