Un compte de Noël

Par Emelie Bernier 5:09 PM - 22 Décembre 2016
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Un compte de Noël
Le hic avec Loïc, c’est qu’il n’a pas un sou. Même s’il a consciencieusement gratté les fonds de tiroir, fouillé sous le lit et écumé les craques de tous les divans de la maison, qu’il a tâté frénétiquement le fond de toutes les poches de ses pantalons et même celles des manteaux de printemps rangés dans la penderie, il est bredouille. Sans-le-sou. Le budget cadeau à zéro.
Loïc est désemparé. Depuis des semaines, il n’entend parler que de cadeaux, de listes de Noël. De cette immense poupée qui pleure, qui rit, qui fait pipi. De ces outils si fantastiques qu’ils instillent la joie de vivre chez ceux qui les reçoivent. Il aimerait tant gâter sa petite sœur, si crapulette soit-elle, et son papa chéri qui se fend tous les jours en quatre pour que leur vie soit jolie!
Parce que la vie de son papa, ce n’est pas du gâteau comme dans la chanson : «Papa est en haut…» Non, pas du tout pantoute, comme dirait la gentille voisine Marie qui maîtrise parfaitement l’art du pléonasme et de la pâtisserie.
Maman n’est pas en bas, elle n’est plus là, et pour les gâteaux, on repassera. Entre le boulot, les allers-retours à la garderie de Léa, la popote des 9 repas quotidiens (3 déjeuners, 3 « lunchs », 3 soupers, sans compter les collations…), les piles de papier échouées dans la maison après la mort de maman à se coltiner, la vie de papa n’a rien d’un long fleuve tranquille.
Ajouter au programme les devoirs et leçons de Loïc-la-lune, toujours un peu plus laborieux pour lui que pour les élèves d’origine terrienne, et les soubresauts de tristesse imprévisible de Léa, et vous avez un paternel avec un horaire de premier ministre. Sans la limousine et le « room service».
Alors Loïc est désemparé. À quelques jours de Noël, il se demande bien comment il pourra faire plaisir à papa et à sa Léa de frangine…
Il pourrait faire un dessin. Ou un gâteau. Il pourrait offrir un petit rien tout neuf en recyclant une de ses vieilles bébelles pour l’offrir à Léa. Mais la télé répète tous les jours que ce n’est pas assez. Comment ne pas la croire, puisqu’elle est si convaincue et convaincante?
Parce que la vie lui semble tout à coup très lourde à porter, il décide d’aller en jaser avec Marie la voisine au cœur tendre et aux biscuits plus moelleux encore.
Il enfile son anorak, ses bottes un peu spongieuses, ses mitaines encore carrément mouillées et sa tuque à oreille et file d’un bon pas vers la petite maison bleue.
Marie est là, bien sûr. Marie est toujours là. Surtout l’hiver, quand il n’y a pas de trottoirs où aller se balader. Quand sa « trail » devient un parcours de cross country glacé et motonneux, Marie n’a d’autre choix que de s’encabaner, par égard pour ses vieilles hanches. Les enfants du village pensent qu’elle hiberne, mais Loïc, lui, sait qu’elle est bien réveillée.
Quand elle voit arriver son cher petit voisin, Marie ouvre la porte et le fait entrer. Elle le dépouille de son manteau, de ses moufles, de son bonnet, de son écharpe et les suspend aux crochets qui longent le mur à côté du poêle à bois. Elle enlève même les feutres des bottes pour les faire sécher. Loïc a un peu le goût de pleurer. Ces gestes, il les reconnaît. Ce sont ceux de sa maman. Depuis qu’elle est morte, ses feutres, comme ses yeux, sont toujours un peu humides…
« Marie, je suis mal pris. Je veux faire plaisir à Léa et Papa pour Noël, mais je n’ai rien à leur donner, pas un sou pour leur acheter un cadeau», lui lance-t-il découragé alors que la Marie a déjà les deux mains plongées dans le pot de biscuits pour lui préparer son goûter.
Marie, qui a pourtant vu neiger, n’est pas capable de voir un enfant pleurer. Elle s’avance vers Loïc et l’entoure de ses bras doux fleurant bon la cannelle et le patchouli. Alors Loïc sent la mer monter, les écluses céder… Comme Amélie Poulain dans son film, il se liquéfie sur le prélart fané de la vieille maison de Marie et sur son tablier.
Alors Marie ouvre à son tour les vannes, mais celles de ses souvenirs.
Ses Noëls d’antan. Le sapin avec ses vraies bougies. Les beignes. La ballade en traîneau à chevaux. Les cloches de l’église. Le réveillon.
Avec moults exagérances et abus de superlatif, Marie raconte la simplicité du bonheur de Noël : être ensemble, partager un repas, rire, jouer, chanter. Bien au chaud dans le giron de Marie, Loïc oublie la poupée qui rit et la drille magique. Alors Marie lui parle de ses cadeaux préférés : une orange et trois sous, dans la chaussette suspendue au même clou qui retient aujourd’hui son foulard coloré…
« Tu sais, mon petit Loïc, il ne faut pas croire tout ce que tu vois à la télé. La télé, c’est le moyen qu’on trouvé les vendeurs de pacotilles sans importance ni sens pour entrer dans la tête des gens et leur faire croire que le bonheur s’achète et que comme par hasard, il est étampé par leur marque de commerce! Le bonheur, et ça tu le sais maintenant que tu as goûté à pleines bouchées au malheur de perdre un être aimé, c’est d’être ensemble. De vivre ensemble. De rire ensemble. De passer du temps ensemble avec les gens que tu aimes. Même si tu ne leur donnais qu’un gros câlin, à Léa et à ton papa, ce serait déjà le plus beau des cadeaux, mon lapin!»
Rasséréné, Loïc prend une dernière « puff » de patchouli et de cannelle dans le cou plissé de Marie. Il mouche son nez picoté dans le joli mouchoir de tissu qu’elle lui tend de sa main aux jointures en noix de Grenoble. Il remet ses feutres tout chauds, entortille son écharpe autour de son cou et se glisse dans son manteau, chaud comme une brioche.
Marie lui donne alors quelques oranges. Enferme quelques-uns de ses fameux biscuits dans une jolie boîte de métal. Elle lui donne un bisou sur le nez.
Loïc retourne chez lui. Armé d’une pelle, il construit un château pour sa princesse Léa. Puis, il entre dans la maison et entreprend un grand ménage de Noël, un vrai de vrai cadeau pour son père que terrifient la balayeuse et la vadrouille… Il emballe la boîte de biscuits. Suspend deux chaussettes dépareillées aux clous où maman avait l’habitude d’accrocher ses moufles détrempées. Il y glisse les oranges de Marie.
Et s’applique à faire deux jolies cartes colorées.
«Joyeux Noël, Léa. Je t’aime ». «Joyeux Noël, Papa. Je t’aime ».
Ce sera le Noël de l’amour et des agrumes. Et c’est bien assez.

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