Loi 21: la décision de la Cour d’appel relance le débat sur la clause dérogatoire

Par Jacob Serebrin, La Presse canadienne 4:45 PM - 2 mars 2024
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Le premier ministre du Québec, François Legault, s’adresse aux médias à Montréal, le 29 février 2024, où il a donné sa réaction à la décision de la Cour d’appel du Québec sur la loi provinciale sur la laïcité, connue sous le nom de projet de loi 21. LA PRESSE CANADIENNE/Graham Hughes

La décision de la Cour d’appel du Québec de valider la loi 21 sur la laïcité de l’État pourrait relancer le débat entourant la clause dérogatoire qui permet aux gouvernements de  se soustraire aux chartes des droits.

Patrick Taillon, un professeur de droit de l’Université Laval, dit que cette clause permet de contrôler les pouvoirs des juges. Selon lui, les gouvernements doivent avoir les possibilités de se soustraire à des décisions de la cour pour mettre en vigueur des lois, particulièrement celles qui obtiennent un grand appui populaire.

Comme la loi 21.

Dans sa décision, la Cour d’appel a noté que la clause dérogatoire doit être renouvelée tous les cinq ans — en veillant à ce qu’il y ait une élection entre les invocations — et qu’en 2022, l’Ontario a abrogé une loi qu’elle avait protégée par la clause dérogatoire devant une réaction négative généralisée de la part du public.

M. Taillon a déclaré que ce jugement «est un jugement technique et rationnel qui rappelle l’équilibre des pouvoirs et les compromis qui ont été négociés dans notre Constitution».

M. Taillon a affirmé que cette clause constitue un compromis entre la tradition constitutionnelle des États-Unis et celle du Royaume-Uni, où le Parlement est suprême.

La clause peut être utilisée pour empêcher un excès de pouvoir judiciaire, a-t-il indiqué, si, par exemple, la Cour suprême changeait sa position sur l’aide médicale à mourir ou l’avortement.

M. Taillon a précisé que les limites du port de symboles religieux dans la loi québécoise n’affectent qu’un petit sous-ensemble de fonctionnaires. Il a présenté le scénario d’un policier portant un symbole musulman ou juif arrêtant quelqu’un portant un symbole de l’autre confession lors d’une manifestation politique, affirmant que la neutralité du policier pourrait être remise en question.

«Le projet de loi 21 est un compromis qui n’est pas parfait, qui n’est pas unanime au Québec, mais qui suscite un large consensus», a-t-il déclaré.

Son collègue Louis-Philippe Lampron estime toutefoisqu’en faisant état de «clause de souveraineté parlementaire» plutôt que de clause de dérogation, le gouvernement québécois tente de minimiser le fait qu’il suspend des droits fondamentaux.

«C’est comme si on ne parlait pas de suspension des droits fondamentaux, a-t-il soutenu. Maintenant, de parler de souveraineté parlementaire, on dirait que ça va dans le sens d’amoindrir la gravité de cet acte-là qui ramène quand même uniquement dans la cour des élus la détermination des limites acceptables aux droits fondamentaux.»

La Cour d’appel a confirmé presque tous les aspects de la loi, qui interdit aux enseignants, aux policiers, aux gardiens de prison et aux juges de porter des symboles religieux au travail, annulant ainsi une exemption accordée aux commissions scolaires anglophones par un juge d’un tribunal inférieur. Seule une disposition interdisant aux membres de l’Assemblée nationale de la province de porter un couvre-visage a été jugée inconstitutionnelle.

M. Lampron a expliqué que la décision conclut que les critères juridiques pour l’utilisation de la clause dérogatoire ont été établis par la Cour suprême du Canada en 1988 et que les trois juges de la Cour d’appel n’ont pas trouvé de raison de s’écarter de ce précédent.

Si l’affaire est portée devant la Cour suprême – comme l’espèrent beaucoup de personnes qui s’opposent à la loi – M. Lampron a déclaré que la cour devra décider si les critères « très, très, très peu contraignants» pour l’utilisation de la clause de dérogation établie dans cette décision de 1988 , connue sous le nom de Ford c. Québec, demeurent pertinents dans un climat sociopolitique très différent, notamment en ce qui concerne les droits des groupes minoritaires.

Depuis que le Québec a utilisé cette disposition de manière préventive pour protéger le projet de loi 21, il l’a encore fait pour protéger une réforme controversée du droit linguistique. La Saskatchewan a utilisé cette disposition l’automne dernier pour protéger un projet de loi exigeant le consentement parental lorsque des enfants de moins de 16 ans souhaitent changer leur nom ou les pronoms qu’ils utilisent à l’école, tandis que l’Ontario l’a utilisée en 2021 et 2022.

M. Lampron a précisé que pendant de nombreuses années, les gouvernements ont hésité à recourir à cette disposition parce qu’ils craignaient qu’elle ne leur nuise politiquement, mais que depuis que le tabou a été brisé, elle a été utilisée plus fréquemment.

Une décision qui divise

Pour les groupes qui ont contesté la loi, la décision a été une déception.

«Il est important pour tout le monde que nous prenions note de l’impact dévastateur de la clause dérogatoire lorsqu’elle est utilisée par un gouvernement pour violer les droits des communautés marginalisées dans un endroit particulier», a soutenu Noa Mendelsohn Aviv, directrice générale de l’Association canadienne des libertés civiles. 

Mme Mendelsohn Aviv a déclaré que même s’il y avait un certain nombre de raisons pour lesquelles la clause a été incluse par les rédacteurs de la Constitution, «cela n’a jamais été conçu comme autre chose qu’un dernier recours. Nous ne pensons pas que ce soit un usage légitime de la clause de dérogation de l’utiliser pour violer les droits fondamentaux des minorités».

Toutefois, pour les partisans de l’interdiction des symboles religieux, cette décision constitue une victoire pour la démocratie.

«Il faut la prendre en entier, la Constitution, que ce soit celle du Canada à l’article 33, celle du Québec à l’article 52. Il y a une disposition de souveraineté parlementaire qui fait que dans notre démocratie, ce sont les élus qui décident. La Cour d’appel le reconnaît», a fait valoir Guillaume Rousseau, avocat du Mouvement laïque québécois, un groupe intervenu dans l’argumentaire pour soutenir le gouvernement.

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