Conte de Noël de Brigitte Lavoie: La tricoteuse de chaussons

Par Brigitte Lavoie 4:00 PM - 24 Décembre 2020
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Simone avait le malheur facile. Sa vie était comme la magie de Noël à l’envers. D’ailleurs, si les événements étaient des morceaux de ciel, il lui serait tombé sur la tête un trop grand nombre de fois. Un ramassis de petits et grands chagrins tressaient son existence : une maman partie trop tôt, un papa à la mer et à la bouteille, des petites sœurs au cœur brisé et à ne plus savoir quoi en faire, de la crème à baratter sans pouvoir s’en payer, un diable tiré par la queue, une maison devenue charbon, de petits boulots et de grands chômages, une santé avec des tas d’ennuis, une retraite sans balcon. Cependant, même en mettant bout à bout les petites laines tristes de sa vie, la dame avait toujours l’humeur au tricot et aux sapins de Noël. Il faut dire que c’était aussi un peu la faute à son mari Henri et à leur fille Delphine, ainsi qu’à sa ribambelle de petites sœurs qui faisaient sonner le téléphone chacune leur tour. Au final, Simone faisait partie des gens chanceux ; elle avait le cœur occupé.

Ce jour-là, ses deux grands amours avaient toutefois la mine défaite et l’esprit de noël effiloché. Assis sur le banc devant l’église, Henri et Delphine revenaient bredouilles de leurs recherches : impossible de dénicher de nouvelles pelotes de laine pour Simone. Cette rupture d’inventaire surprise créerait un grand désarroi sur le moral de la tricoteuse, c’était certain. Pour Simone, faire sourire son prochain à coup de chaussettes faites à la main était une véritable raison de vivre.

Toute l’année, depuis toujours ou presque, Simone tricotait avec passion une multitude de chaussons, dont elle seul connaissait les patrons. Avec sa vieille collection d’aiguilles à tricoter de sa mère et sa chaise berçante pas grinçante sous un infatigable petit Jésus de plâtre, la tricoteuse s’activait sans relâche, motivée par le seul souhait de faire plaisir. Quand novembre sonnait, elle doublait la cadence, nouant telle une artiste les fils les plus doux et colorés dans le halo multicolore des ampoules de Noël de la fenêtre du salon.

En ce petit matin du 8 décembre, Henri et Delphine auraient bien aimé que Simone se mette au fil de coton. Ils savaient toutefois que c’était peine perdue. « Il y a toujours les chandails de laine invendus de la friperie », suggéra prudemment Delphine. Henri secoua la tête : « Oh non. Détricoter du vieux, c’est hors de question… » Delphine insista : « Il faudra se faire à cette idée, je crois. Il n’y a plus de laine nulle part. Et la majorité des chandails que les gens jettent sont comme neufs, la laine est très belle. Tu pourrais détricoter pour maman, tu sais comment faire… » Henri resta silencieux, songeur, tandis que sa fille l’embrassait et partait travailler.

Henri soupira un grand coup. Il détestait quand l’ancien temps lui renvoyait ses petites misères en pleine face. Il revoyait la belle et jeune Simone, les yeux plissés sur une énième petite robe pour habiller l’une de ses jeunes sœurs. À cette époque, il avait usé toute sa corde de patience à attendre que Simone pose son ouvrage et profite un peu de sa jeunesse avec lui. Pour conserver sa place de premier fiancé, il avait détricoté des dizaines de vieux lainages et rembobiner un nombre incalculable de pelotes pour aider la jolie Simone, allant même jusqu’à brasser sa soupe du lendemain et courir à travers le village chercher les dons de vêtement des âmes généreuses. Vêtements que Simone finissait par recoudre entièrement, au goût du jour, afin que ses six petites sœurs soient tirées à quatre épingles malgré la pauvreté dans laquelle sa famille s’enfonçait depuis la mort de leur mère. Henri se souvenait trop bien de l’indénouable tristesse de Simone lorsque ses petites sœurs avaient été dispersées dans différents foyers dans la famille élargie. Les fillettes parties, l’aînée des sœurs Trépanier était restée assise des jours, le regard vague et humide, ses aiguilles à tricoter immobiles dans la main. À cette image, Henri se leva d’un bond et se dirigea d’un pas décidé vers la friperie; sa femme voulait tricoter et donner tout un tas de chaussons pour Noël, elle ne pouvait pas manquer de laine. Il détricoterait.

Lorsque Delphine passa chez ses parents ce soir-là, elle les trouva installés côte à côte devant la télévision avec leur sempiternelle tasse d’eau chaude. Henri détricotait des chandails et rembobinait machinalement la laine tandis que Simone faisait aller ses broches avec vivacité. Certains diraient que ce petit décor suintait la vie simple et parfois difficile d’un vieux couple tressé dans la routine. Les cœurs aiguisés, par contre, y verraient un chaleureux pied-de-nez aux croques-en-jambe de l’existence, pensa Delphine. Chez ses parents, il faisait chaud et bon, particulièrement quand l’hiver de la vie faisait rage et que les murs se plaignaient du vent. Combien de gens avaient franchis ce seuil avec les épaules voûtées et étaient repartis les joues rosies par la petite ponce d’Henri et une paire de chaussons de Simone? Comme la laine que la tricoteuse tirait de ses pelotes, les petits et grands remous de la vie finissaient par s’enfiler sur les broches, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, et prenaient leur rang, jusqu’à devenir cette paire de bas de laine qui pique toujours un peu mais qui finit nécessairement par vous tenir au chaud, un jour ou l’autre. « On vit comme on peut, avec les souvenirs que l’on a, disait Simone. Pas besoin de faire dans la dentelle. »

 

Juste à temps pour Noël, après plusieurs jours d’un labeur partagé, Henri et Simone avaient l’œil étincelant de leurs 18 ans et une pleine cargaison de jolis chaussons prêts à offrir. Il y avait ceux pour la gentille et solitaire voisine Isabelle et son petit Olivier. Tout un paquet de bas était réservé aux élèves de la classe de Delphine et à ses collègues de travail (« Quelle année ils ont eue, les enseignants, » s’indignait Simone en comptant ses mailles). À l’hôpital, les infirmières du département d’obstétrique s’exclamèrent en découvrant la sélection de doux et mignons petits chaussons fraîchement assemblés pour les prochains nouveaux nés alors que le Dr Chicoine, le fidèle médecin de famille, s’extasiait devant la parfaite taille de ses nouveaux bas (« Cet homme chausse du 14, ça m’impressionne à chaque fois », commentait Simone). Même les commis d’épicerie auraient des chaussons cette année (« Travailler dans les courants d’air, alors que les clients sont parfois tellement désagréables, c’est mortel, » frissonnait Simone).

Et il y avait aussi, évidemment, six petites boîtes à poster. Ainsi, dans quelques jours, une ribambelle de six petites dames éparpillées aux quatre coins de la province auraient, cette année encore, les pieds tirés à quatre épingles.

 

 

 

 

 

 

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