Chronique: La constance du cordonnier

Par Émélie Bernier 5:17 PM - 15 Décembre 2020
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Samedi, Jean-Pierre Côté a fermé la lumière de son atelier de cordonnerie de la rue Saint-Joseph avec un étrange pincement au cœur. Après 50 ans à y accueillir les clients comme de la visite,
50 ans de jasette et d’écoute active, 50 ans de « zipper» à réparer,  de godillots à ressemeler et de chaussures en détresse à rescaper,  Jean-Pierre Côté tourne la page sur une vie professionnelle  qui l’a comblé.  Il faut dire que Jean-Pierre Côté a eu des petits pépins de santé : une arthrite récalcitrante depuis quelques années et surtout, en février dernier, un AVC.

«J’ai été chanceux, je n’ai pas de séquelles, mais je veux en profiter pendant que ça va bien.  C’est sûr que ça me fait de quoi de fermer… J’ai nagé dans le bonheur au travail toute ma vie», dit-il, le regard soudain embué.

La décision est mûrie. « On a décidé ça il y a quatre mois. Ça s’est pensé d’avance… On s’est dit « on n’arrête pas la veille de Noël, mais deux semaines avant. Le 12 décembre au midi », confie sa femme et bras droit Yolande Simard.

La décision prise, ils l’ont annoncée à leurs clients. Du coup, les derniers mois n’auront pas été de tout repos! « Quand on leur disait qu’on fermait pour de bon, le monde arrivait avec des paquets gros de même, des boîtes pleines de choses à faire réparer!», rigolent Yolande et Jean-Pierre qui auront réussi à honorer ce carnet de commandes.

S’il est en paix avec la décision, Jean-Pierre Côté confie que « ça brasse un homme ». « Y’a fallu que je me prenne de loin. Mes clients, c’est mes amis… La cordonnerie, j’ai fait ça toute ma vie et j’aime encore ça comme au début!»

Un deuil, un autre

On comprend que ce n’est pas par lassitude que le cordonnier ferme la porte à clé.

Jean-Pierre Côté n’en est pas à son premier deuil. À 10 ans, il a perdu son père. Puis quelques années plus tard, sa sœur s’est noyée. Il a dû identifier la dépouille. D’autres épreuves ont mis des cailloux dans ses chaussures, mais il a su trouver la consolation dans le voyage. «Après ma sœur, je me suis acheté une voiture. J’ai  commencé à voyager. Ça m’a sauvé. Après,  je n’étais plus le même homme», résume-t-il.

La cordonnerie est arrivée un peu par hasard alors que Jean-Pierre Côté était encore un tout jeune homme. «Dans le temps, je faisais de la sculpture sur bois. Le cordonnier de Baie-Saint-Paul venait de mourir et ça m’a été offert d’apprendre le métier! Je suis  allé à l’école Wilbrod-Bhérer où le cours se donnait encore dans ce temps-là. Le matin, j’allais  à l’école et l’après-midi, je travaillais avec un cordonnier», résume-t-il.

Sa formation terminée, Jean-Pierre Côté est revenu à Baie-Saint-Paul et a déniché le petit atelier qui allait abriter sa cordonnerie pour un demi-siècle. «On a parti ça de zéro », résume-t-il, avec un regard attendri vers les murs qui auraient tant d’histoires à raconter s’ils pouvaient parler.

L’ami Michel

Quand Jean-Pierre Côté est revenu de la ville, un autre jeunot, Michel Simard, venait d’ouvrir une cordonnerie.  Plutôt que d’y voir un compétiteur malvenu, Jean- Pierre Côté y voit dès le début un allié. « On a ouvert en 1970 tous les deux et on ne s’est jamais nui! On faisait des commandes ensemble, si un allait à Québec, il faisait des commissions pour l’autre, Michel est venu réparer ma machine à coudre… On s’est toujours entraidé. Si tout le monde travaillait comme ça, si les commerces ne voulaient pas se casser le cou entre eux,  ça irait bien mieux », lance M. Côté.

Yolande

Derrière chaque grand homme, il y a une femme, dit-on. Mais la Yolande de Jean-Pierre Coté, elle, se tient à ses côtés. Complices dans la vie comme à l’atelier, les deux font la paire… une image un peu clichée au royaume du soulier!

C’est elle qui a demandé à son mari de considérer la retraite. Elle aura 65 ans le 14 décembre. Ils célébreront leurs 40 ans de mariage cet été. L’AVC de son homme,  sa mère au CHSLD, les  petites insomnies reliées au travail l’ont un peu fatiguée, de son propre aveu.

«Moi, ça m’a jamais empêché de dormir, mais Yolande, elle se réveillait la nuit en pensant à tout ce qu’on avait à faire… Je lui disais : qu’est ce que ça donne de penser à ça dans la nuit?» Sa parole, c’est sacré», confie Jean-Pierre, visiblement reconnaissant d’avoir pu compter sur le support de sa tendre moitié. «On est un couple qui s’adonne bien. La vie est si simple et agréable…»

Il adore poser les «zippers». Yolande les découd.

Ils se sont connus au bord de la rivière du Gouffre où ils habitent toujours. «Il avait un bateau en bas de mes parents dans l’écart le long de la rivière. Il venait le réparer avec son chien… C’est plus le chien qui m’a attiré. Et plus tard, ç’a été le contraire!», raconte-t-elle en s’esclaffant.

Ils portent des chemises à carreaux assorties. Leur connivence remplit le petit espace de l’atelier où ils ont valsé sans jamais se piler sur les pieds.

«On est un couple qui s’adonne! On se fait confiance. Elle m’a même déjà laissé partir en croisière avec une autre femme… On a toujours eu l’esprit tranquille», lance Jean-Pierre Côté en coulant un regard amoureux vers sa Yolande.

Obsolescence au royaume du soulier

En 50 ans, le métier n’a pas tant changé, mais Yolande et Jean-Pierre n’ont pu que constater que la qualité des objets qu’on amène à faire réparer a décliné. « Y’arrive toutes sortes d’affaires sur l’Internet… Des souliers pas pareils,  pas de la même couleur, des coutures qui se défont, des semelles qui décollent ou des talons trop lisses… », énumèrent-ils.

Il n’existe plus de cours pour former des cordonniers et pourtant! S’il est un métier nécessaire en cette ère dominée par l’obsolescence programmée et le « cheapette sur Internet», c‘est bien celui-là…

La fin d’une époque, le début d’une autre

Jean-Pierre Côté s’ennuiera du contact quotidien et des petites « chouennes » de comptoir qui essaimaient son quotidien. Ça se voit dans son œil brillant et ça s’entend dans les silences qui ponctuent notre rencontre. « Les larmes me viennent aux yeux à tout moment, mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse? Je suis prêt là», confie Jean-Pierre Côté.

Il compte bien se remettre à la sculpture sur bois et continuera à bricoler. Il n’emporte que son vieux moulin.

Peut-être qu’il réintégrera les rangs de la chorale de Sainte-Agnès et se remettre aux quilles, si son arthrite peut se calmer un peu.

Yolande Simard n’a pas peur de s’ennuyer. « Dans une maison, il y a toujours quelque chose à faire. Et on va prendre le temps de vivre un peu…», glisse-t-elle.

Ils ont toujours aimé faire de longs tours de machine dans les rangs de l’arrière-pays. Quand ils le pourront, ils voyageront un peu plus loin. Jean-Pierre a déjà hâte que les restos rouvrent pour aller placoter.

« C’est sûr que moi, je suis bon du monde! Je pourrai pas arrêter ça drette comme ça », rigole-t-il.

Je réalise soudain que ça fait une heure qu’on placote et qu’on n’a jamais mentionné la petite bibitte qui fout nos vies en l’air ces temps-ci. J’ai le masque accroché au visage et les lunettes embuées par la petite aura de tristesse qui émane de ce moment… Mais le virus en «C» s’est éclipsé pour laisser toute la place à l’humain.

J’en profite pour demander au gentil cordonnier de recoller la semelle de mes bottines. Juste pour voir les mains agiles bricoler une dernière fois. Juste pour capturer ce moment d’éternité….

Jean-Pierre Côté tient à profiter de la tribune pour remercier sa clientèle. « Tu vas l’écrire, que je leur dis merci? Je suis tellement reconnaissant d’avoir pu faire un métier que j’aimais tout ce temps-là. Quand tu fais ce que t’aimes, t’as même pas l’impression de travailler!»

À la recherche de la perle rare

Jean-Pierre Côté ne videra pas l’atelier tout de suite.  Pas avant un an. Car le cordonnier ne désespère pas de trouver un successeur.  Depuis quelques années, il a bien tenté de dénicher un ou une jeune apprenti (e) afin de lui transmettre ses connaissances. Une petite lueur d’espoir brille encore dans le cœur du cordonnier.

«J’aimerais tellement ça avoir un jeune qui voudrait apprendre! Je suis prêt à donner deux jours par semaine gratis pendant un an pour lui montrer. Il verrait que c’est intéressant et        «animant »! C’est un travail plaisant, tu vois du monde,  tu gères tes affaires! Pas de boss pour te dire quoi faire », lance Jean-Pierre. « C’est un bon professeur! Si moi j’ai appris… lance, taquine, sa femme Yolande.  L’idéal, ce serait un jeune couple qui en viendrait à travailler comme nous! On a commencé comme ça : je répondais au téléphone, j’accueillais le monde… Je décousais les zippers, qu’il remplaçait. Il a toujours aimé, ça, les zippers…»

Le plus grand souhait de Jean-Pierre Côté serait de dénicher cette perle rare, de l’accompagner dans son apprentissage puis de lui remettre les clés de l’atelier afin d’assurer la suite de ce petit monde fleurant bon le cuir, la cire et le souci du travail bien fait.

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