Un Noël d’entraide (conte de Noël)

24 Décembre 2012
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Ce soir-là, quelques jours avant ce Noël des années 1930, mon grand-père Augustin Turcotte, que l’on nommait toujours par son sobriquet « Bébé » Turcotte, était très fatigué. En effet, ce charretier quinquagénaire était allé à La Malbaie deux fois depuis La Chute (Clermont aujourd’hui). Oui, deux voyages au train afin de conduire le matin et de ramener le soir deux dirigeants de la compagnie Donohue, qui s’étaient déplacés à Québec. En plus, en après-midi, il était allé se chercher un voyage de foin pendant que sa petite grange, située en plein champ, était encore facilement accessible.

Il était aussi fatigué, fourbu que sa jument Kate, qu’il aimait beaucoup. Il avait pris soin de la bouchonner avec de la paille, de lui donner de l’eau dégourdie, lui offrir aussi une petite portion d’avoine mélangée avec un peu de gruau blanc, puis emplir sa crèche de bon foin, avant de lui ajuster un petit tapis et bien lui cacher le poitrail. Car, disait-il :
— C’est par là qu’un ch’val attrape du mal!

Après un coup d’œil aux autres animaux, il entra à la maison. Il venait tout juste de se déshabiller, se frictionnait encore les pieds, quand il entendit des sons de clochettes. Un des jeunes garçons qui étaient sortis dehors entra vite et dit à son père :
— C’est monsieur l’Curé!

L’autre attacha le cheval à l’abri du vent, lui mit un tapis et suivit le curé Savard à l’intérieur.
— Bonsoir, monsieur l’Curé, de dire notre bon charretier, c’est quoi qui vous amène icitt à huit heures du soir?
— Bonsoir, monsieur Bébé, j’ai besoin de vos services.
— Ça doit être important, de dire le cocher, en pleine noirceur, deux jours avant Noël.
— Oui, voulez-vous me conduire chez monsieur Gaudreault à Snigole? Je n’ai pas pu passer à l’écluse, ce n’est pas assez gelé. Monsieur Brassard m’a dit de venir vous voir et que vous me conduiriez parce que je ne connais pas le chemin de ce côté-ci de la rivière.
— Pourquoi à huit heures du soir? Le vieux serait-y plus malade?
— Oui, je vais lui porter les derniers sacrements.

Il n’en fallait pas plus pour décider grand-père, un homme profondément croyant et généreux.
— Envallez vot’ thé, j’me rhabille, pis on part.
— Bébé, fais attention, de dire grand-mère. Y vente fort, on voit rien, pis les chemins sont pas encore balisés. Tu serais mieux de laisser Pierre y aller à ta place, tu n’as assez faite pour aujourd’hui!
— Non, non, Pierre y aurait d’la misère avec le ch’val à monsieur l’Curé. C’est moé qui y va.

Rapidement, les garçons, mes deux oncles, Moïse et Joseph changèrent les briques froides pour des briques chaudes, emmitouflèrent le curé et hop! les voilà partis. Déjà, au pied de la côte du moulin à farine, le cheval n’avait pas encore pris le pas. Il commença à ralentir dans la montée du moulin à Cardes, puis diminua d’allure pour avancer péniblement en passant devant la vieille école.
— Pourvu qu’y nous rende su Poléon Martel, là, on va être sauvés! dit mon grand-père au curé somnolent.

De peine et de misère, ils y parvinrent, le vieux cocher trainant presque le cheval par la bride. Les aboiements des chiens avaient réveillé madame Martel qui avait le sommeil léger. Elle cria alors :
— Ti-Paul, lève-toé, va voir c’qui se passe déhors!

Le jeune homme, vif comme toujours, eut tôt fait de sauter dans ses bottes et de sortir, pour revenir au bout d’un instant, tenant monsieur le Curé par le bras.
— M’man, viens voir, c’est monsieur l’Curé avec le père Bébé. J’vas l’aider à dételer.

Quand Ti-Paul et monsieur Turcotte revinrent de l’étable après avoir donné tous les soins au cheval de monsieur le Curé, ce charretier, d’expérience pourtant, dit comme pour s’excuser :
— J’ai jamais été capable d’y faire prendre le pas. Rendu su Titus McNicoll, y était pâmé, pis je l’ai traîné par la bride depus l’école jusqu’icite.
— J’vas aller t’en atteler un ch’val, moé, de dire le grand-père. Tu vas voir Bébé, tu vas y aller à Snigole, pis tu vas revenir.

À ces mots, il sortit de la maison suivi de Ti-Paul qui, cette fois-là, avait pris le temps de s’habiller. Il aida son grand-père à atteler le Blond sur le barlot et quand ils revinrent devant la maison, déjà le curé et son cocher étaient sortis et prirent place dans la voiture et écoutaient le grand-père dire :
— Laisse-lé faire tout seul, tiens les cordeaux ben mollement, pis parles- y.
Et d’un pas assuré, le Blond amena le Bon Dieu vers Snigole où agonisait l’aïeul Gaudreault, père de Laure Gaudreault.

Il passait déjà neuf heures quand le bon curé, silencieux depuis le départ, fatigué, s’appuya la tête sur l’épaule du cocher bien mortifié et se laissa balloter doucement.

Au même moment, son fils Pierre, qui arrivait de veiller, avait commencé à jouer une partie de dames avec son petit frère Moïse, qui lui avait raconté que leur père conduisait le cheval de monsieur le Curé pour aller porter l’extrême-onction au vieux monsieur Gaudreault. Il ne restait à Moïse que deux pions à se faire manger avant de perdre la partie quand on entendit frapper à la porte. Joseph ouvrit, laissa entrer un homme assez grand avec un beau capot de chat. Pierre le reconnut :
— Docteur Paquin, vous êtes à pied. Vot’ ch’val, lui? demanda-t-il.
— Je l’ai laissé à l’autre maison chez monsieur Verreault. Je pensais que monsieur Turcotte restait là.
— Enlevez vot’ manteau, pour vous réchauffer, dit Pierre, et à ses frères : Allez chercher le cheval et mettez-le en dedans.

Ils partirent rapidement et le docteur se frottait encore les mains au-dessus du poêle que déjà la grand-mère était debout et servait une tasse de thé au bon docteur qui en avait bien besoin.
— Vous allez où? de demander Pierre en s’allumant une cigarette.
Le docteur répondit :
— Il y a des nouvelle familles d’installées au lac des Caribous et ils ont des enfants malades. Ma femme leur a promis que j’irais les voir quand je reviendrais de Saint-Fidèle. Les gens qui étaient venus me chercher ce matin m’ont ramené à La Malbaie. J’ai attelé mon cheval et je viens chercher monsieur Turcotte pour me conduire. J’ai peur de me perdre, je connais pas assez le chemin.
— Son père, yé pas icite, de dire Pierre, yé t’allé mener monsieur le Curé au malade à Snigole. J’vas y aller moé, je connais ben ce coin-là. Vot’ cheval est bon pour aller là ? Y a douze milles…
— J’ai une bonne bête, de dire le docteur. Conduis-moi, je vais dormir.
— OK d’abord. Les petite garçons, s.v.p, allez att’ler. Moé, j’mets mes culottes d’étoffe et mes bas d’feutre.

Avec le manteau de cuir doublé en mouton de son père et les oreilles bien cachées, les voilà partis, non sans avoir attaché le fanal à la voiture bien solidement.
— On sait jamais ! avait insisté Pierre.

En effet, le docteur avait raison : il avait une bonne bête, docile et travaillante. Trois quarts d’heure après leur départ, ils étaient déjà au Calvaire et comme il ventait de plus en plus fort, Pierre décida de redescendre vers le Petit Lac, pour être à l’abri du vent. Il avait eu raison; il ventait encore plus fort, mais c’était moins pire.
— On se s’rait pas rendus au Ruisseau-des-Frênes, de dire Pierre au docteur, qui répondit par un hum! en hochant de la tête.

Le cheval, vaillant, trottinait de lui-même quand le vent diminuait et baissait la tête pour garder son chemin quand les bourrasques étaient trop fortes. Ils furent bientôt le long du Grand Lac et prirent une autre heure pour arriver à l’entrée du rang. Ils étaient enfin au lac des Caribous. Pierre dit au docteur :
— Pour moé, c’est là. J’pense qui a d’la lumière.
— Si c’est chez les Dionne, c’est là.
— Oui, c’est ça, dit Pierre en arrêtant le cheval devant la maison.

Le docteur, valise à la main, entra et devant le poêle, vit deux femmes avec chacune un enfant fiévreux et râlant dans les bras. L’homme, lui, allait d’un enfant à l’autre, échangeant la serviette la plus chaude qu’il avait sur le front pour une plus fraîche qu’il venait de tremper dans le bassin d’eau froide. Le docteur se réchauffait encore les mains au dessus du poêle quand Pierre entra à son tour, ayant mis le cheval dans la petite étable sans rien demander, sachant bien ce que serait la réponse. Cependant, il fit un saut en reconnaissant la plus jeune des femmes, car il l’avait connue à la petite Fête, lors d’une veillée chez les Ouellet, qui tenaient le bureau de poste à l’entrée du rang.
— Bonsoir, mademoiselle Lucienne. Qu’est-ce que vous faites ici?
— Bertha, c’est ma belle-sœur, j’suis v’nue donner un coup de main, dit- elle, à cause des enfants malades.

Et Pierre de saluer oncle Joseph, le mari, et de lui demander s’il pouvait faire quelque chose.
— Le bois baisse, si vous plait, va don’ au hangar nous en chercher une couple de brassées avant de t’déshabiller.
— OK, ça s’ra pas long, dit-il.
Pendant ce temps-là, le bon docteur essayait par tous les moyens possibles de faire baisser la fièvre des deux enfants, car c’était bien la fièvre.
— Oui, la scarlatine, avait-il dit, inquiet.

À peu près au même instant, le jeune curé Savard, reconduit par monsieur Bébé, mon grand-père, arrivait à son presbytère, avec le cheval de monsieur Martel.
— J’vas démêler tout ça demain avec les petits garçons, on vous rapportera votre cheval.
— Bonsoir monsieur Bébé, merci beaucoup.
— C’est rien, monsieur l’Curé, bonne nuit.

Et le cocher de rentrer chez lui, se demandant encore comment il se faisait que le cheval de monsieur le Curé n’avait pas voulu prendre le pas. Il n’y comprenait rien…

Pendant toute la nuit, le docteur s’activa auprès des deux petits malades, essayant des bains avec de la moutarde dans l’eau, des frictions à l’alcool, tant et si bien qu’au petit jour, la fièvre avait un peu diminué et les enfants s’étaient assoupis. Joseph et sa femme Bertha insistèrent pour que le docteur aille se coucher une couple d’heures avant de repartir, afin de refaire ses forces mais aussi, ils voulaient s’assurer que les enfants étaient vraiment sauvés.

On entendit bientôt ronfler le docteur et Pierre, qui s’était approché de la belle Lucienne qui brassait régulièrement les deux bers, fit un saut quand Joseph, qui avait dressé la table, dit :
— V’nez manger du gruau pis des toasts.

Pendant le déjeuner, Joseph Dionne expliqua à Pierre que chez le troisième voisin, il y avait de la grosse misère. Il précisa que le père s’était noyé le printemps passé au cran à Martel et que la veuve avait trois enfants, dont le plus vieux n’avait que neuf ou dix ans.
Bertha ajouta :
— Ç’a l’air qu’ils ont pas grand-chose à manger et qui sont quasiment pas habillés.
— Viens, Pierre, on va aller voir à ça. D’abord, t’es pas prêt à partir, le docteur dort.
Bertha dit alors à Joseph, son mari :
— Apporte le reste du gruau aux enfants, du pain pis du beurre.

Quand ils arrivèrent chez la veuve Dufour, ce n’était pas encourageant. Il faisait froid dans la maison, la mère et les enfants grelottant près du poêle. Pierre voulut l’activer, mais il s’aperçut vite que le bois était vert. Il fit du mieux qu’il put, ouvrant toutes les clés pendant que Joseph, enlevant un rond du poêle, leur faisait réchauffer le gruau et griller des toasts sur la braise par la porte entrouverte. Quand les deux hommes virent manger les enfants, ils s’aperçurent vite qu’ils étaient affamés. Tout en parlant, la mère avoua avec peine qu’ils n’avaient pas mangé de viande depuis une semaine, parce qu’il y avait une bête qui mangeait les lièvres, qu’elle et son plus vieux prenaient au collet. Pierre et Joseph se regardèrent une autre fois sans dire un mot. Soudain, Pierre dit à Joseph :
— Va nous chercher du bois sec. Pendant ce temps-là, je vais refendre le bois vert. Si t’as un piège à renard, amène-lé don’ si vous plait.

Pendant que Joseph se rendait à son propre hangar à bois, Pierre lui, à grand-peine, réussissait à refendre le bois qui dégelait derrière le poêle. Quand Joseph revint, tirant le traîneau plein de bois sec, la bombe commençait à chanter sur le poêle. Quand ils eurent entré le bois et qu’ils eurent fait promettre à la femme de chauffer un morceau de bois vert en même temps qu’un sec, ils amenèrent avec eux le jeune garçon pour se faire montrer sa trail de collets. Pierre reconnut vite la piste du gros renard qui mangeait tous les lièvres de l’enfant. Il tendit le piège en se servant de tous les restes qu’ils avaient retrouvés dans les autres collets avant de les retendre à nouveau, pendant que Joseph courait les chicots et le bois mort et achevait d’emplir son traîneau. Ils se hâtèrent vers la maison, sachant bien que le docteur était peut-être réveillé, mais non sans avoir entré et coupé le bois sec, tout en promettant à la femme qu’ils reviendraient les aider.

Le docteur dormait toujours; il était déjà huit heures. Tante Bertha était allée traire la vache, soigner les animaux et le nouveau pensionnaire. Ils discutaient encore de la manière d’aider ce monde-là quand le docteur, qui les avait entendus, descendit l’escalier. Il se vida de l’eau dans le bassin, se refroidit le visage, s’arrangea un peu les cheveux. Il vint s’asseoir à table devant la tasse de thé et l’assiette contenant l’œuf que Bertha avait ramené de l’étable, et lui avait fait cuire avec quelques grillades de lard salé et du bon pain qu’elle avait boulangé elle-même la veille. Le docteur avait avalé d’un trait presque tout ce qu’il y avait dans son assiette, tandis qu’il écoutait ma mère Lucienne dire que si elle avait du matériel, elle pourrait habiller les enfants, car elle était couturière. Elle avait appris chez les Sœurs à Rimouski avant de venir, l’année d’avant, s’établir par ici avec son père, sa mère, son frère Joseph, sa femme et leurs deux enfants, Jeannine et Roger Dionne, ainsi que sa sœur Alice et son mari Rosaire Bellavance qui, eux aussi, avaient deux enfants, Roméo et Huguette.

Le docteur réfléchit et déclara :
— Pierre, tu vas me ramener à La Malbaie , je vais t’en trouver du linge, moi. Ma femme s’occupe de ramasser toutes sortes de choses pour les gens dans le besoin. Tu vas ramener ça ici et mademoiselle Lucienne va leur ajuster tout ça. Êtes-vous d’accord?
— Ben oui, comment j’vous dois? demanda Joseph.
— Rien, répondit le bon médecin. Vous êtes pauvres, mais généreux, maintenant, c’est à mon tour. Si les enfants de votre belle-sœur ont la même chose, vous savez quoi faire.
— Pierre, si vous plait, va atteler. C’est le 24 aujourd’hui, c’est la messe de minuit ce soir. Je chante le Minuit Chrétien à La Malbaie, faudrait que je pratique au moins une fois!

Quand Pierre entra pour dire On est prêts! le docteur avait déjà son manteau de chat sauvage sur le dos. Soudain, il se sentit solidement attrapé par les bras vigoureux de madame Dionne et reçut deux retentissants baisers sur les joues. Il se sentit secoué en entendant autant de mercis tellement sincères.
— Salut, je reviens le plus vite possible, dit Pierre en faisant un clin d’œil vers la belle Lucienne qui esquissa un petit sourire, sous l’œil complice de sa belle-sœur, pendant que Joseph allait les reconduire à la voiture comme c’était la coutume.

Il faisait très beau et ils ne mirent qu’une heure et demie pour revenir à La Chute et quinze minutes plus tard, ils étaient chez le docteur à La Malbaie. Quelle ne fut pas la surprise de Pierre quand il reconnut la voiture de son père devant l’étable du docteur.
— Son pére doit êt’ inquiett de moé, dit Pierre, il est v’nu m’charcher.

En effet, pendant que le docteur entrait chez lui, grand-père sortit et aida papa à dételer le cheval du docteur, tout en lui expliquant ses aventures de la veille, son humiliation devant monsieur Martel et l’échange de chevaux qu’ils avaient dû faire le matin avant de conduire madame Fournier, l’épouse du gérant de la compagnie Donohue, monsieur François-Xavier Fournier, au magasin Carpentier. Il avait supposé qu’il serait de retour en avant-midi et il avait vu juste. Ils entrèrent donc au bureau du docteur; ils allaient s’asseoir quand le docteur vint les inviter à la cuisine. Déjà, madame Docteur, comme on la nommait souvent, avait sorti deux paquets de linge de seconde main et achevait de les ficeler du mieux qu’elle pouvait. Quand le docteur voulut payer Pierre, il refusa vivement, ajoutant qu’il pouvait aider lui aussi sans se faire payer.
— Tiens, Pierre, prend une piastre et tu achèteras quelque chose aux enfants de la veuve tantôt, en t’en allant.
— OK d’abord. Docteur, quand vous aurez encore besoin de moé, gênez- vous pas, je s’rai là. Bonjour, là, et marci pour eux-autres.
Pendant que le père et le fils sortaient de la maison du docteur, le père avait jeté un coup d’œil à sa montre et dit :
— Madame Fournier doit être pas mal prête. Aide-moé à att’ler, pis explique-moé tout ça, j’en échappe des grands bouttes.

Papa Pierre expliqua donc en détails sa nuit, la misère des enfants, mais se garda bien de trop parler de maman, sa belle Lucienne. Madame Fournier avait en effet fini ses achats quand ils arrivèrent au magasin général. Monsieur Turcotte, mon grand-père, entra chercher ses paquets et comme il sortait, il vit arriver monsieur Wilfrid Brassard, celui qui lui avait envoyé le curé Savard pour le conduire aux malades, la veille au soir.
— Bébé, t’as dû avoir d’la misère avec le ch’val du curé, hier au soir?
— Comment ça s’fait qu’tu sais ça, toé?
— Ben, j’avais préparé du stimulant pour mon étalon; y est un peu lâche, tu comprends… mais quand j’sus allé à l’étable à matin, j’ai vu que les enfants avaient fait boire le cheval du curé dans cette chaudière-là hier au soir.
Et Bébé de répondre :
— Je voyais ben aussi qu’y avait queq’ chose de pas catholique là-d’dans… Des plans pour faire mourir le cheval du curé!

Pendant toutes ces explications, Pierre avait chargé et attaché tous les paquets dans la voiture, mais avait évité de rire et quand son père arriva en hochant la tête, il lui dit :
— Assis-toé avec madame Fournier, j’vas m’ner.

Les voilà en route vers La Chute , où ils arrivèrent vers midi. Pierre avait laissé la jument Kate aller à son train sans trop la pousser et se demandait bien quel cheval son père lui donnerait pour retourner à Sainte-Agnès, au lac des Caribous …

Rendue chez elle, madame Valérie, comme on l’appelait aussi, remit un cinquante cenne à monsieur Bébé. C’était le prix ! Puis, elle tendit à Pierre deux palettes de camphre.
— Tiens, Pierre, garde ça sur toi, c’est une sorte de désinfectant. Tu sais, les fièvres, c’est contagieux, fais attention!
— Merci, dit celui-ci encore tout ébahi en remontant dans la voiture.

En quelques minutes, ils furent à la maison et bientôt à table, savourant une délicieuse soupe aux pois et une sauce aux patates. Les enfants étaient plus intéressés à l’histoire de leur grand frère qu’à celle de leur père, si bien que la mère, qui n’avait pas perdu un mot tout en servant tout le monde, alla à sa chambre et en revint avec une paire d’épais chaussons qu’elle s’était tricotée pour elle.
— Tiens, dit-elle à Pierre, tu donneras ça à la femme. A m’fait pitié. C’est plus pauvre que nous-autres, ça! dit-elle ensuite aux enfants étonnés.
— Prend Nelly, attelle-la su le p’tit barlot. Va les aider, pis tu pourras aller à messe de minuit à Sainte-Agnès. Pis tu r’viendras plus tard, dit grand-père.
— OK. dit Pierre tout joyeux.

Et bien vite, il fut rendu au magasin général de monsieur Gaudreault à Sainte-Agnès. On aurait dit que la jument avait des ailes. Elle l’avait amené là sans cesser de fredonner des chants de Noël, si bien qu’en entrant au magasin, il fredonnait encore quand il mit sa piastre sur le comptoir et demanda quelque chose pour les enfants à madame Gaudreault. Le mari, qui l’avait entendu de la cuisine, lui cria :
— Pierre, viens icitt, viens!

Papa, laissant là sa piastre, vint à la cuisine et entendit le gros monsieur lui demander :
— Pierre, j’ai essayé de poser les menoires neuves su la carriole double pour aller à messe de Minuit, mais j’ai ben d’la misère avec ma bedaine. Va m’faire ça; pendant c’temps-là, j’vas t’en faire une moé, une boîte pour les enfants.

Pierre eut tôt fait de lui rendre ce service et quand il revint au magasin, sa boîte l’attendait sur le comptoir.
— Merci beaucoup, monsieur Gaudreault, les enfants vont être contents! dit-il en apportant le précieux cadeau.

Aussitôt assis dans la voiture, sa bonne bête, bien reposée, partit en trottinant allègrement vers le lac des Caribous. Quand il y fut, vers deux heures, il vit sur la galerie deux femmes. C’était Marie-Paule Ouellet, l’amie de Lucienne. Elle était venue lui rendre visite et Lucienne l’avait convaincue de venir avec elle prendre les mesures des enfants, pour arranger le linge quand Pierre reviendrait. Pierre les fit monter et, en un rien de temps, ils furent rendus. Il entra et elles le suivirent; c’était moins gênant pour elles. Le poêle avait l’air de bien chauffer et Pierre dit au jeune chasseur :
— Viens, on va aller voir à tes collets.
Quelques minutes plus tard, Pierre dit au jeune homme :
— Regarde!

En effet, un gros renard se débattait encore dans le piège. Pierre l’acheva d’un coup de rondin, réamorça le piège, pendant que l’enfant visitait les collets. Avec deux lièvres à la main, l’enfant jubilait en revenant à la maison. Marie-Paule, en ressortant, dit à la dame :
— Mes frères vont vous apporter du bois sec tantôt.

Les deux demoiselles embrassèrent la femme au bord des larmes et promirent de revenir très bientôt. De retour à la maison des Dionne, les filles firent l’inventaire de ce que Pierre avait rapporté de La Malbaie. Joseph et Pierre libérèrent Bertha des deux enfants encore fiévreux qu’elle tenait dans ses bras. Ils n’avaient pas encore commencé à les bercer qu’elle aidait déjà les deux jeunes filles.
— Fais-moé des points ici, coupe-moé ça, passe-moé une couture là…
Et la noirceur tombait déjà quand les frères Ouellet, Roland et Roger, arrivèrent avec la traîne à bâtons bien pleine de bois sec. Ils entrèrent avec une huche à pain que mon oncle Rosaire Bellavance avait faite quand il eut su la condition de la veuve.
Bertha dit en riant :
— C’est mieux que la mienne ça, je devrais la garder.
Joseph répondit :
— Tu en demanderas une à ton beau-frère, celle-là c’est pour la veuve Dufour, ricana-t-il à son tour.
Roger était encore debout devant la porte.
— Lucienne, penses-tu que ça ferait aux enfants, ça ? dit-il en exhibant deux paires de pichous et deux paires de mitaines en peau de lièvre. C’est un gars qui a fait ça au camp où je bûche et j’ai acheté ça avant de descendre hier.
— On sait ben que ça fait! dit-elle, montrant à Pierre ces beaux morceaux. — Apportez la huche en allant porter le bois, dit Marie-Paule à ses frères.
— Non, on rentre pas, on va porter le bois, pis on s’en vient, dit Roland qui n’avait pas encore ouvert la bouche.
— Dépêchez-vous de revenir nous aider, dit Bertha. Vite! Allez! Quand ils vont revenir, on va demander à Roger de nous faire des boutons en bois pour le manteau du garçon, il en manque. Jos percera les trous avec un fer chaud. Après tout, c’est un forgeron, mon mari, dit-elle, sûre d’elle.

Les aiguilles, le fil, la laine pour repriser, le moulin à coudre, le canif de Roger, le clou rougi de Jos firent tant et si bien que l’on en oublia le souper. Il était six heures quand Joseph dit :
— Ouais ! Faudrait ben penser à manger, là.

Il tendit ma cousine Jeannine, qu’il avait dans ses bras, à Pierre qui lui, tenait déjà mon cousin Roger, pour se mettre à éplucher les patates pour le souper. Soudain, des bruits de clochettes…
— Pour moé, c’est Roland qui r’vient, dit Roger, reconnaissant les sons particuliers de grelots. En effet, Roland entra.
— C’est madame Alice qui vous envoye à souper, dit-il en tendant une grosse chaudronnée de bines encore chaudes, avec une belle perdrix dessus.
— Arrêtez ça, qu’on mange! On travaillera plus tard, dit Bertha. On va faire deux tablées : du pain, du beurre, des patates, des bines, pis du thé, c’est tout c’qu’on a.

L’on mangea rapidement, mais joyeusement et le sujet de conversation était le même :
— Les enfants vont être contents, pis leur mère aussi!
Le travail reprit donc de plus belle et vers huit heures, tout était prêt, réparé, repassé, plié et emballé avec du papier journal.
— Bon, ben, c’est le temps d’aller porter tout ça avant qui s’couchent, dit Bertha. C’ta fois-là, j’sus du voyage!

Les trois femmes accompagnées des frères Ouellet furent bientôt rendues chez le troisième voisin, les bras pleins de cadeaux.
— Si vous aviez vu les yeux des enfants! dit Roger en revenant à la maison, lui-même essuyant une larme et reniflant un bon coup. Ça fait longtemps que j’ai pas vu du monde heureux comme ça… Bon ! On va tu à messe de minuit ? C’que vous en pensez ?
— Ben, la grosse neige est pris, y neige à plein ciel, dit Pierre qui était allé voir à son cheval et ramener une brassée de bois. On va-t-y à la messe de minuit?
— Moi, dit Joseph, si j’étais vous-autres, les p’tits garçons, j’me mettrais pas dans misère pour rien. Si y faut que le vent prenne là-d’dans, vous vous rendrez jamais à l’église, dit Joseph.
— Moé, chus descendu du chantier pour y aller, pis j’y vas, dit Roger en sortant dehors, mais il revint après quelques minutes. Ç’a quasiment pas d’bon sens, on va périr! dit-il en se déshabillant. Le petit Jésus nous en voudra pas; pour moé, y est content d’nous-autres…

Tout le monde acquiesça. Le reste de la veillée se passa à se remémorer cette journée mouvementée et surtout, la joie qu’ils éprouvaient tous, chacun à leur façon.
— C’est un Noël que je vais m’souvenir toute ma vie! dit Pierre. Toi, Lucienne?
— Oui, moi aussi, jamais j’oublierai la joie que j’ai vue tantôt. Non, jamais de ma vie… non jamais de ma vie… avait répondu celle qui fut ma mère, car elle épousa Pierre, mon père, en septembre 1934.

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