Monsieur Edmond a le sourire

Par Serge Gauthier 7:30 AM - 25 Décembre 2021
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Un conte de Noël signé Serge Gauthier

11 février

Nous sommes en 2021. Monsieur Edmond a un peu le cafard. Il est seul. Toujours seul. Il vit dans son petit appartement. Pas si grand. Il a 90 ans. C’est presque incroyable. Il peut encore marcher, mais moins facilement qu’autrefois. Dans sa tête, tous ses souvenirs s’entremêlent. Il n’a rien perdu de ses espoirs anciens; il rêve encore parfois à des moments de bonheur dans l’avenir. Mais le temps devant lui est compté, il le sait bien, il lui en reste si peu.

Noël dernier, sa petite-fille Sylvia n’a pas pu venir le visiter. À cause de la grande pandémie dont il est question à la télévision. Lui, il ne sait pas grand-chose à ce sujet. Mais, il sait que Sylvia n’est pas venue. Il en devient tout triste. Puis, il se dit, comme une sorte de résolution, que désormais lorsqu’il se sentira triste, il fera un sourire. Alors, il sourit. Et il se sent soudainement plus léger.

12 mars

Comme il peut encore marcher, il décide de sortir dehors aujourd’hui. Ça ne lui arrive pas souvent. Il se rend au dépanneur, pas très loin de sa résidence. Il fait froid. Il n’y a presque personne dans la rue. Dans le petit magasin, il veut acheter un billet de Loto, puis des petits bonbons sucrés, comme une sorte de jujube, il aime ça en manger. La dame devant lui n’est pas contente. Elle engueule la caissière. Pour tout, pour rien. D’un seul coup, elle se retourne vers Monsieur Edmond, rouge de colère. Il lui fait un sourire. Elle semble se détendre un peu. Elle lui offre un sourire en retour et puis quitte le dépanneur. Après ses achats, Monsieur Edmond se dit que oui, peut-être, il y a un peu de magie dans son sourire. Et pourquoi pas?

2 avril

Il n’est pas si seul. Il y a la dame envoyée par l’Asso-ciation de soutien aux personnes âgées à domicile qui vient l’aider à prendre son bain. Elle vient chaque semaine. Elle lui demande s’il va bien et il répond toujours oui. Mais elle, lui semble-t-il, ne va pas si bien. Lorsqu’elle repart, elle a l’air fatiguée. Il ne manque pas de lui sourire. Et elle lui sourit aussi.

Il y a aussi le petit Pierre, le livreur de l’épicerie. Il arrive tous les mardis pour lui remettre sa commande. Celui-là, il sourit tout le temps. Alors ce n’est pas difficile de lui faire un sourire.

Ce sont les deux seuls visiteurs réguliers de Monsieur Edmond. Il sourit simplement en pensant à eux.

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14 mai

Il possède de nombreux albums de photos. Il les feuillette souvent. Il y voit son épouse, Thérèse, morte il y a plus de 20 ans déjà. La pauvre, il l’a laissée seule le plus souvent. Il était marin sur une goélette. Toute sa vie, elle restait seule, même l’hiver, car il se rendait au chantier pour bûcher. Durant de longs mois. Il fallait bien gagner de l’argent. Sa femme, lui a donné un seul enfant, une fille, prénommée Anne. Il ne l’a pas vue grandir, pauvre petite. Elle est allée vivre à la ville. Il ne la voyait que durant le temps des Fêtes, au jour de l’An, parfois, parfois pas. Comme il regrette de ne pas avoir dorloté davantage sa fille, mais il n’était pas là. Elle est morte du cancer à 50 ans, il y a deux ans. Il pleure un peu en y pensant. Elle n’a pas eu la vie facile, avec des amours déçues, bien des échecs. Elle a eu une fille, Sylvia, demeurant aussi en ville et que Monsieur Edmond aime beaucoup. Elle ne lui téléphone presque jamais. Il aimerait tant lui donner un coup de fil. Toutefois, lorsqu’il compose le numéro les chiffres se dérobent devant lui et il n’y parvient pas. Thérèse, Anne, Sylvia, elles lui semblent toutes très loin de lui en ce moment. Il pourrait en être triste. Pourtant, il esquisse tout de même un sourire, en pensant tendrement à elles.

12 juillet

Aujourd’hui, c’est vraiment beau. Un si beau soleil d’été. Il sort du dépanneur où il s’est simplement acheté quelques friandises, comme il les aime. Il voit une petite fille assise seule sur un banc et il décide de lui en offrir. Quelques bonbons. Comme pour partager quelque chose avec elle. Seulement pour lui parler un peu. La petite fille a peut-être 4, 5 ans, il ne saurait le dire. Ses intentions ne sont pas mauvaises. Mais, la mère de la jeune fille arrive bientôt et lui défend de s’approcher de son enfant.

-Ôtez-vous vieil idiot, allez marcher ailleurs!

Elle prend son enfant par la main et l’emporte au loin. Il ne pensait pas mal faire car, en son temps, les vieillards, il lui semblait bien, pouvait aborder les enfants et leur donner des bonbons. Mais plus aujourd’hui. Il le sait bien. Il comprend la mère d’être inquiète. Il se trouve sot d’avoir posé ce geste. Il les regarde partir. Il ne se sent pas triste. Un sourire illumine bientôt son visage.

10 septembre

L’été s’achève. Il a plusieurs chalets tout autour de la résidence de Monsieur Edmond. Tous les locataires en sont partis, puisque nous sommes en septembre. Il reste plusieurs chats abandonnés qui circulent tout autour de la maison.

Comme il est triste de voir ces pauvres animaux délaissés! Il décide d’en nourrir un. Un petit chat noir. Il est gentil. Il vient miauler devant sa porte maintenant. Pour avoir du lait. Monsieur Edmond lui en donne avec tant de plaisir. Puis, un jour, le chat ne vient plus. En regardant vers la rue, il voit qu’il a été écrasé par une auto. Son cœur tremble un peu. Néanmoins, il s’efforce de sourire malgré la tristesse qu’il ressent.

8 octobre

Il habite une vieille maison. Plus que centenaire. Avec trois étages de hauteur. Il aime cette maison qui craque de partout. Devant, il n’y a rien à voir, sinon l’église de la paroisse, au loin. Il ne se rend plus aux célébrations de la messe depuis longtemps. Cela le fatiguerait trop. Il le regrette beaucoup. Cependant, il tient à cette vue sur l’église. Il la regarde chaque jour. Ça le rassure.

Mais, depuis quelques semaines, il ne voit plus l’église. Un menuisier, Tom Fortin, comme il le lit sur le camion, place son véhicule devant la fenêtre de Monsieur Edmond. Il effectue des travaux sur l’édifice voisin. L’église est comme disparue, seul le camion demeure visible. Il entend le menuisier jurer par tous les saints, se fâchant tout le temps. Aujourd’hui, il veut dire à ce monsieur de dégager juste un peu son camion de sa fenêtre, alors il sort pour lui en parler. Devant lui, il n’ose rien dire. Il parvient toutefois à lui sourire. Le menuisier lui a souri aussi. Mais, il retourne bien vite à son travail.

1er novembre

C’est le premier du mois. Le locataire du haut de la maison où réside Monsieur Edmond a reçu son chèque du gouvernement. Il s’est rendu au dépanneur pour acheter de la bière. Beaucoup de bouteilles de bière. Et puis comme d’habitude, il les boit toutes. Et puis il écoute de la musique si fort que Monsieur Edmond n’entend plus le son de sa télévision. Ou presque. Un peu plus tard, il tombe sur le plancher. Puis, il se lève pour fumer cigarette sur cigarette. Puis, il s’endort. Comme un petit enfant. Le reste du mois, Monsieur Edmond n’entend plus rien. Ce locataire est si paisible les autres jours que le premier du mois. Il fait même des sourires à Monsieur Edmond. Et ce dernier est si heureux de lui sourire aussi.

24 décembre

Il a placé des décorations colorées dans sa fenêtre. Il aime mieux attendre la veille de Noël pour les installer. Son voisin, quant à lui, a mis les siennes dèsle début de novembre. Monsieur Edmond trouve que c’est vraiment tôt. Mais, il sourit en voyant toute cette belle lumière qui brille dans la nuit.

Sylvia, sa petite-fille, ne viendra sans doute pas pour le réveillon. Il a pourtant acheté une belle tourtière à l’épicerie, c’est peu de chose, mais ce serait possible de faire un petit réveillon. Toutefois, elle n’a pas téléphoné…

Alors, il regarde un autre album de photos avec des goélettes dedans. Toutes ces belles goélettes de son pays, disparues maintenant, mais sur lesquelles il a navigué si longtemps, il n’a jamais compté les années, il y en a trop maintenant d’écoulées, mais il aimait tellement contempler le fleuve Saint-Laurent, naviguer au long cours… dans sa tête il navigue encore. Presque tout le temps.

La soirée avance. Pas de téléphone. Le temps passe. Une petite neige tombe doucement. Quelle belle soirée de Noël! Il est seul toutefois. Un peu triste. Non, il ne pleurera pas.

Il s’assoit doucement dans sa magnifique chaise berçante. Celle fabriquée par son père, un homme si habile de ses mains. Lui ne possède pas cette habilité.
Il fait jouer un vieux disque de vinyle conservé depuis longtemps et il entend la voix du si regretté Luis Mariano qui chante le Minuit Chrétien. C’est si beau. Il neige encore plus. Sylvia ne viendra pas. Il décide de sourire, mais ce n’est pas facile cette fois. Il s’endort tranquillement.

Il est bientôt réveillé par la lumière des phares d’une auto qui jaillissent même à travers la tempête de neige qui s’agite maintenant. Il perçoit que quelqu’un entre dans son logement. C’est Sylvia et son mari, un grand homme à la longue tignasse et il porte la petite Annie dans ses bras. C’est l’arrière-petite-fille de Monsieur Edmond. Il ne savait même pas qu’elle était née.

“Nous voulions te la montrer

grand-papa, nous avons bravé la tempête…

-Oh! Qu’elle est belle! Qu’elle est belle!

Un grand sourire illumine le visage de Monsieur Edmond. Il a toutes les raisons de sourire en cette soirée vraiment magique.

Il pense alors qu’il faut sourire un peu, beaucoup, dès que c’est possible, même lorsque les jours qui défilent sont plus tristes, plus incertains et que cela est vraiment très important.

Président de la Société d’histoire de Charlevoix. Chercheur au Centre de recherche sur l’histoire et le patrimoine de Charlevoix, Serge Gauthier a rédigé plus de 350 articles sur l’histoire régionale dans la Revue d’histoire de Charlevoix depuis 1985. Auteur de plus de 35 livres en histoire, ethnologie et en littérature parus chez divers éditeurs québécois. Il est aussi directeur des Éditions Charlevoix depuis 2006.

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