Le maître des clefs

Par Émélie Bernier 4:00 PM - 24 Décembre 2019
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Il était une fois un géant un peu croche, un homme au grand cœur, avec un pied dans l’enfance et la tête parfois dans ses nuages.  Appelons-le Magella. Ou le maître des clefs.

Magella a 70 ans. Durant 28 ans, il a habité dans un appartement, au 2e étage de la maison d’un gentil couple. Dans le jargon, on appelle ce genre de maison une résidence intermédiaire. Les résidents y jouissent d’une belle autonomie supervisée. Pas une prison. Un milieu de vie, où il pouvait aller venir à sa guise.

En 28 ans, il a partagé cet appartement lumineux avec une vingtaine de personnes, surtout des hommes. Tous vivaient, comme lui, avec une déficience intellectuelle. Il y a eu du roulement, certains sont partis, d’autres sont décédés. Ses plus récents colocataires ont été relocalisés cette année jusqu’à ce qu’il ne reste que lui dans le grand appartement lumineux en plein cœur d’une petite ville tranquille. Magella savait que son tour viendrait très bientôt…

Le hic, c’est qu’à quelques jours de son déménagement,  Magella ne savait toujours pas où il s’en irait. La résidence qui était la sienne depuis 28 ans allait fermer ses portes le 15 novembre, mais le 8 novembre,  personne ne savait où Magella déménagerait ses quelques boîtes d’effets personnels, dont plusieurs pleines de clés de tous acabits, accumulées au fil du temps.

Magella, bien sûr, n’était pas le seul à se faire du souci devant cette situation incongrue. Le gentil couple qui l’accueillait chez eux depuis tout ce temps s’en faisait beaucoup aussi.

«Ça fait 28 ans que je m’en occupe. J’ai vécu avec lui encore plus longtemps qu’avec mes propres enfants. C’est certain que je m’inquiète », confiait alors monsieur.

Le couple s’est résolu à fermer la résidence, car il ne se sentait plus capable de répondre aux exigences du ministère de la Santé. « Plus ça allait, plus les exigences étaient importantes.  Ça devenait difficile de trouver des employés suffisamment formés pour nous aider et nous remplacer quand on souhaitait prendre de petites vacances. Et le taux de rétention était faible, parce qu’on n’avait pas beaucoup d’heures à offrir », explique monsieur.

Le règlement 2-3.04 de l’entente entre le ministre de la Santé et des Services Sociaux et le groupement d’associations de ressources composées de familles d’accueil et de ressources intermédiaires destinées aux adultes pour le compte des associations est probablement la goutte qui a fait déborder le vase.

« La ressource peut s’adjoindre d’autres personnes pour exécuter sa prestation de services, en conservant cependant la direction et la responsabilité de son exécution; (…) Lorsque le responsable de la ressource s’absente, il doit fournir au remplaçant compétent et à l’établissement un numéro de téléphone auquel il demeure joignable en tout temps », indique le règlement.

Pour le couple amateur de voyages et de longues excursions en canot dans des zones non desservies par le réseau cellulaire, il devenait impossible de répondre aux attentes.

Ils ont donc décidé de mettre la clef dans la porte.  Et l’image n’est pas anodine, car Magella a une passion pour les clefs qu’il collectionne précieusement et qui constituent l’essentiel de son patrimoine personnel.

« Je veux rester à Baie-Saint-Paul »

Lorsque son dernier « coloc » a été relocalisé à La Malbaie, Magella a compris qu’il ne demeurerait peut-être pas à Baie-Saint-Paul. Pour l’homme qui est ici connu et apprécié, ce déracinement aurait été un énorme retour en arrière, selon son proprio/intervenant/coloc et ami.

« Ici, tout le monde le connaît. Ils savent qui il est, qu’il parle parfois fort, qu’il déplace les poubelles…Il s’est créé sa propre petite job en faisant ça.  Envoie-le à Québec, il va se ramasser avec des plaintes. Il va finir à l’Auberivière… », lançait-il quelques jours avant la fermeture officielle de la résidence. « Il demande à des gens qu’il connaît s’il peut venir vivre avec eux. Il va à l’hôpital pour voir s’ils pourraient l’héberger. Il n’a vraiment pas envie de quitter Baie-Saint-Paul. C’est très anxiogène pour lui », confiait monsieur, un nœud dans la gorge.

C’est à ce moment-là, 7 jours avant la date officielle de fermeture, que le couple, arrivé au bout de ses ressources et de son rouleau,  a pensé contacter la petite journaliste qui écrit des chroniques à tendance humaniste. Ça, c’est moi. L’histoire m’a remuée et un peu enragée.  J’ai pris le téléphone. J’ai appelé le CIUSSS, puis la curatelle publique responsable de Magella. J’ai posé des questions, répété les solutions que le couple lui-même avait déniché pour éviter que le gentil géant ne soit expatrié.

Et le miracle de Noël est arrivé avant le temps. On a trouvé une chambre à Magella. Une belle petite chambre où il est libre de ses allers et venues. Son nouveau « proprio » lui a même donné la permission d’y emmener ses cartons pleins de clés.

La petite journaliste chroniqueuse humaniste y a vu un chouette hasard. Les hôtes de Magella, un peu plus que ça.

Madame est arrivée au bureau les yeux mouillés avec une jolie boîte de métal pleine de carrés aux dattes. Le fils a écrit un petit message pour dire merci.

Monsieur a enfin pu dormir tranquille, sachant qu’il pourrait saluer régulièrement son Magella, un pied dans l’enfance et la tête dans ses nuages.

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