Des anciens combattants traumatisés et laissés à eux-mêmes

Par Jean-Baptiste Levêque 5:00 AM - 27 novembre 2023
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Vivre dans Charlevoix accentue l’isolement et le manque de ressources pour d’anciens soldats en détresse. Photo Getty Images/iStock – menuha

À travers le pays, des anciens combattants des Forces armées canadiennes vivent avec des séquelles psychologiques de leur service en temps de guerre. Charlevoix n’y fait pas exception, et le fait de vivre en région accentue l’isolement et le manque de ressources pour d’anciens soldats en détresse.

Ce ne sont pas tous les anciens combattants qui participent aux cérémonies du Jour du Souvenir, loin de là. Plusieurs d’entre eux, qui ont servi au front, préfèrent vivre dans l’ombre, ne parlant jamais de ce qu’ils ont vécu, ni leur à leur médecin, ni même à leur famille.

C’est le cas de Bruno* et Éric*, deux Charlevoisiens ayant servi durant une vingtaine d’années dans l’infanterie, notamment lors de la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995). « On a été à l’école ensemble, à La Malbaie. On était quatre », raconte Bruno, avant qu’Éric poursuive : « Y en a deux qui ne se sont pas rendus… qui se sont suicidés en revenant des missions. »

S’ils ont perdu des frères d’armes en pleine guerre, « on en perd plus après que pendant », affirme Bruno. « J’ai connu des gars là-bas, ils n’avaient jamais pris de boisson de leur vie. Quand ils sont arrivés ici, ils prenaient une caisse de 12 par jour. Y en a au moins la moitié qui sont rendus dépendants solides : la drogue, la boisson, le jeu… »

Les horreurs de la guerre ont laissé des traces indélébiles. « Des cadavres, on en a eu. J’ai vu du monde se faire tuer, pis pas à peu près. Ça nous a tellement rentré dans le cerveau. Quand t’es six mois à te lever chaque matin et à te dire : moi, je finis pas la journée… », évoque Éric, troublé.

Cet homme paraissant à la fois solide et fragile a lui-même fait plusieurs tentatives de suicide. Selon une étude d’Anciens Combattants Canada parue en 2019, les hommes vétérans présentaient 1,4 fois plus de risque de suicide, et les femmes 1,8 fois plus, que la population canadienne en général.

Selon Bruno, les maladies et problèmes personnels étaient « honteux » dans un contexte militaire. Ceux qui allaient à l’hôpital étaient des « pas bons ». Et le sentiment de honte les poursuit même en dehors des missions. « On est tricoté serré, je ne voulais pas être faible devant mes hommes », dit Éric.

Une fois retraité de l’armée, Bruno était rentré à l’hôpital pour une crise de cœur. La docteure lui a dit : « Ton cœur va bien, c’est ta tête qui ne marche pas. » En allant chercher de l’aide, ces militaires ont mis des mots sur leur mal : état de stress post-traumatique.

Éric identifie ses symptômes : dépression, anxiété, insomnies. « Les cauchemars, ça n’arrête pas », même si « ça fait trente ans de ça ».

Quand on leur demande s’ils regrettent d’avoir servi au front, les deux vétérans sont catégoriques : « les plus belles années de ma vie, je les ai passées en dedans », dit fièrement Bruno. « J’aurais jamais sorti de là. J’ai aimé ça. Je referais la même affaire. On a sauvé des enfants, on a sauvé plein de monde », renchérit Éric.

Celui-ci aurait servi plus longtemps s’il n’avait pas eu des ennuis avec la justice. « On m’a cr***é dehors (de l’armée). J’ai fait des actes de violence dans le civil. J’ai eu des voies de fait avec la police. On a eu de la misère à s’adapter au civil en revenant ici. »

La frontière entre la réalité de la guerre et celle d’une société en paix n’était plus nette pour le militaire. « Là-bas, c’était normal avoir des guns. Ici je faisais de l’hyper vigilance, j’avais tout le temps mon gun sur moi. »

« J’étais fucké. J’ai fait des thérapies, j’ai été en réévaluation psychiatrique. C’est rendu que je prends quinze pilules par jour, je ne prenais même pas une aspirine avant », ajoute-t-il.

Médicaments ou pas, les facultés mentales de ces anciens combattants subissent de nombreux blocages au quotidien. « On n’est pas capable de mettre des idées, de se concentrer », lance Éric. Chez Bruno, une pile de papiers traîne sur le comptoir. Remplir un simple formulaire semble être une épreuve insurmontable pour ces deux guerriers.

Selon les deux hommes, le ministère des Anciens Combattants n’apporte pas l’aide suffisante pour que les vétérans obtiennent un suivi et des services appropriés. « Ils nous mettent des bâtons dans les roues, ils savent très bien qu’on n’est pas capable de remplir ça », se plaint Éric, pointant des formulaires.

« Le crédit d’impôt pour handicapé, ça fait quinze ans qu’on aurait pu l’avoir, mais quand tu le sais pas, tu le sais pas », illustre Bruno.

Si les anciens combattants peuvent bénéficier d’une aide organisée dans les grands centres urbains, il en est tout autrement lorsqu’ils vivent en région. « Le quartier général des anciens combattants est à Montréal. Ils ont accès à tout ce qu’il y a de pratique. Nous autres, en région, on n’a rien. »

Les deux amis ne se plaignent pas de leur pension, mais selon eux, le problème est que tous les vétérans sont traités de la même façon, qu’ils aient travaillé en cuisine ou vu des gens mourir. « Moi, c’est ça qui me frustre », laisse tomber Bruno.

Éric acquiesce : « C’est toutes des affaires que je ne serai jamais compensé pour ça. Il faut au moins qu’ils sachent qu’il y en a qui ont eu des problèmes plus qu’ils pensent. On paye le prix en tab***, on dirait qu’on n’a pas le support qu’on a donné. On a donné notre santé! »

Une nouvelle aide venue d’une femme de militaire

Depuis 2021, une entreprise vient justement en aide aux vétérans qui n’arrivent pas à se faire évaluer adéquatement pour leurs besoins. Jenny Migneault, fondatrice d’Évaluation Vétéran, était de passage à La Malbaie la semaine dernière pour en rencontrer plusieurs.

« Il y a beaucoup de gens dans nos communautés qui ont porté l’uniforme. On ne réalise pas l’ampleur de ce qu’ils ont vu. Cette expérience-là est méconnue, mais elle est aussi méconnue des professionnels de la santé qui doivent remplir des formulaires sur lesquels on va se baser pour trouver leur représentativité administrative », explique l’experte-conseil.

Jenny Migneault est venue offrir ses services à des vétérans de Charlevoix.

En 2013, alors qu’elle était mariée à un ancien combattant blessé par un état de stress post-traumatique, Jenny Migneault s’est révoltée contre le manque de considération du gouvernement envers son époux et d’autres militaires dans la même situation.

« Mon ex-conjoint n’avait pas tous les services et les bénéfices auxquels il avait droit. Son état a fait en sorte que j’ai dû quitter mon travail, que j’ai dû faire des sacrifices », raconte-t-elle. En 2016, elle réalise une tournée pancanadienne et constate l’ampleur du phénomène à travers le pays.

En 2021, en pleine pandémie, elle vient en aide à un vétéran gaspésien menacé d’itinérance. Elle monte alors un dossier pour l’aider à obtenir une évaluation juste de ses antécédents et de ses problèmes. Peu de médecins ou de psychiatres sont outillés pour évaluer adéquatement de tels cas.

« J’ai présenté le tout à une psychiatre qui a adoré la formule, parce que ça lui a permis de mieux comprendre le vétéran qu’elle rencontrait, d’établir le lien thérapeutique plus rapidement, mais aussi d’obtenir une représentation administrative plus efficace de ces blessures. »

Évaluation Vétéran est née « par cette volonté d’assister un vétéran alors que la machine officielle ne répondait pas clairement à sa situation puis à ses besoins ». Même si elle estime que son entreprise « ne devrait pas exister », Jenny Migneault se fait référer un nouveau client à chaque fois qu’elle en évalue un.

En 2021, le gouvernement du Canada recensait 25 500 vétérans ayant servi en temps de guerre, dont 2 000 au Québec.

* Prénoms fictifs utilisés pour préserver l’anonymat

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