La dernière marche de Mme Thérèse-Rachel

Par Émélie Bernier 11:35 AM - 2 novembre 2022 Initiative de journalisme local
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Aux Éboulements, dans Charlevoix, tout le monde connaît Mme Thérèse-Rachel et l’appelle ainsi. La dame de 95 ans aux cheveux blancs comme des plumes d’oie est non seulement connue, mais surtout appréciée de tous. Quelque chose dans son sourire avenant, dans sa façon d’écouter et d’échanger gentiment avec les gens croisés sur son chemin donne d’emblée l’impression d’être important à ses yeux. Un talent rare, acquis durant ses quelque 35 ans d’enseignement peut-être. Et cultivé lors de ses balades quotidiennes, d’un pas vif, sur la rue principale du village qu’elle a quitté il y a quelques jours à peine. Sur ses deux pieds, comme elle le souhaitait.

Mme Thérèse-Rachel Tremblay dans la maison qui l’a vu naître… et vieillir.

Il y a longtemps que je souhaitais écrire sur cette figure emblématique de ma communauté. Son départ imminent, annoncé par un ami, m’a prise de court. Privilège entre les privilèges, Mme Thérèse-Rachel m’a accordé une de ses dernières soirées. Et nous avons marché ensemble pour la dernière fois sur les trottoirs qu’elle a tant usés.


J’ai toujours voulu lui demander « pourquoi marcher autant, été, automne, hiver, printemps »? Elle l’a souvent fait dans des conditions un brin périlleuses, dans un village aux trottoirs non déneigés, toute menue dans sa veste orange aux bandes réfléchissantes.


La voyant se jucher sur le banc de neige lors du passage des voitures, nous nous sommes tous préoccupés de son sort à un moment ou un autre.


« Marcher, c’est un besoin. Ça me repose de ce que je fais. Si j’ai marché autant, c’est que j’avais les jambes pour le faire. Et il ne faut pas arrêter, parce que sinon, on retombe presque à zéro », insiste celle qui a bien l’intention de continuer à se balader tant que ses jambes pourront la supporter.

Quelques marcheurs, et amis, rencontrés par ce beau soir d’automne, celui de la dernière marche de la doyenne des trottoirs des Éboulements.

La grande famille
Par cette « presque trop douce pour être vraie » soirée d’automne, on a marché et jasé de tout, de rien. D’hier, d’aujourd’hui, de demain. Du métier de professeur, qu’elle a pratiqué avec autant de patience que de passion. De tous ces anciens élèves qui, au fil des ans, lui ont confié se souvenir de son enseignement bienveillant. Des enfants du voisinage dont les bonjours sincères et les brins de causette lui ont toujours fait tant plaisir.


« Je n’ai pas eu d’enfants, mais j’en ai eu plein autour de moi. Mes neveux, mes nièces, mes élèves, les petits voisins … J’ai toujours pris le temps de les écouter, de leur parler comme si j’avais leur âge. Je pouvais leur donner des conseils sans que ça paraisse …», glisse-t-elle.
Comme pour corroborer ses propos, nous avons fait quelques charmantes rencontres durant notre promenade. Cette petite voisine devenue grande; Rina, l’ancienne élève et coiffeuse aux anecdotes succulentes; son « amoureux» Yves Desgagnés…

Mme Thérèse Rachel et son plus récent “kick”, Yves Desgagnés.


Les nombreux marcheurs rencontrés ce soir-là ont tous confié avoir été inspirés et parfois même talonnés par l’aïeule dynamo.


Mme Thérèse-Rachel a cru le tout arrangé avec le gars des vues, mais ce n’était que la vie et sa magie. La surprise était prévue pour le lendemain…


L’éducation au cœur des valeurs familiales


Mme Thérèse-Rachel est née dans une famille de huit enfants où l’éducation était une valeur fondamentale.

Mme Thérèse-Rachel Tremblay devant le diplôme universitaire de sa mère.


« Ma mère, Alida, née au tournant du XIXe siècle, était diplômée de l’Université Laval et enseignante. Elle avait été formée au couvent fondé par Sir Rodolphe Forget et elle avait reçu une bourse de la famille Donohue pour étudier dans le domaine de son choix. Mon père aurait pu faire des études, il est allé au séminaire, mais c’était un homme qui aimait travailler à l’extérieur. Il ne voulait pas être renfermé! Mes deux parents étaient très ouverts. Ma mère a même continué à enseigner après s’être mariée. Les huit enfants, on est tous allés pensionnaires.»


Mme Thérèse-Rachel a suivi le chemin tracé par sa mère. « J’ai toujours voulu donner les explications le mieux possible parce que j’aimais les jeunes! Ça ne me dérangeait pas de répéter », dit celle qui a débuté sa carrière à la petite école du rang Sainte-Catherine aux Éboulements.

Avec une ancienne élève, son amie et coiffeuse Rina Tremblay.


« J’avais les 1re, 2e, 3e, 4e jusqu’à la 9e année. Je passais la semaine là-bas et je revenais au village la fin de semaine. J’ai commencé en 1945 et j’y suis restée 5 ans, à 600 dollars par an», se remémore-t-elle avec un sourire. Après cinq ans, elle a fait le saut vers Chicoutimi où elle a vu son salaire tripler! « J’étais payée 1500$ parce qu’on reconnaissait mes diplômes… » Elle y est restée 10 ans avant de revenir dans Charlevoix, au chevet de sa mère malade.

Un an plus tard, elle reprenait du collier en héritant d’une classe de garçons de 8e et 9e, soit âgés de 12 à 14 ans… Un beau bouillon d’hormones, quoi! « Mes élèves savaient que mon frère était directeur, alors ils se tenaient bien », rigole-t-elle. Elle a enseigné au couvent des filles, à la polyvalente… au gré d’un système avec lequel elle a évolué, toujours curieuse et attentionnée envers ses pupilles.

Depuis sa retraite en 1980, Mme Tremblay s’est impliquée dans diverses organisations, a donné du temps à l’Âge d’or, à la paroisse… Elle a accueilli souvent des membres de sa famille, fait de petits voyages, pris soin de son frère malade, de 10 ans son cadet, jusqu’à l’hiver dernier, quand celui-ci est décédé. Le départ de Guy aura précipité le sien. C’est au Saguenay qu’elle déménageait vendredi dernier ses plus précieux souvenirs, près de son neveu, inquiet de la savoir seule dans l’immense maison de pierres familiale bâtie en 1777 (et non pas en 1977 comme écrit dans notre version papier!)

Le piano attendra sagement le retour de Mme Thérèse-Rachel.

Au moment où vous lirez ces lignes, Mme Thérèse-Rachel aura emménagé dans le joli appartement avec vue sur la baie de La Baie qui l’attendait, tout comme sa petite nièce adorée et sûrement plein de nouveaux amis. À quelques jours du départ, toutefois, Mme Thérèse- Rachel confiait que les dernières semaines avaient été éprouvantes. On n’emballe pas 95 ans de sa vie dans deux ou trois valises sans faire quelques deuils au passage.

Mme Thérèse-Rachel est bien entourée par des membres de sa famille.


Mais c’est d’abord tous les bons mots et les aurevoirs qui l’ont touchée. «Je ne pensais pas avoir marqué les gens tant que ça », lance-t-elle avec un grand sourire qui illumine ses yeux bleus pâle.

La veille de son départ, les membres de l’Âge d’or et plusieurs proches et amis s’étaient réunis dans sa cour, une surprise qui a laissé sans voix la dame à la langue pourtant bien pendue! Elle quitte son village et sa maison avec un pincement au cœur, mais elle tenait à partir debout. Pour continuer à marcher, bien sûr.

Jean-Hugues Labrecque a joué les troubadours lors de la petite cérémonie surprise organisée en guise d’aurevoir à Mme Tremblay.

Mme Thérèse-Rachel, notre village ne sera plus tout à fait le même sans vous. Mais nous continuerons à marcher nous aussi. Parce qu’il ne faut pas s’arrêter, comme vous nous l’avez enseigné.

Elle aimerait revenir l’été prochain, mais se garde bien d’avoir des attentes.

«La vie m’a appris que même la journée ne nous appartient pas. Si on n’a pas d’attentes, on ne peut pas être déçu. » Bon voyage, bonne marche! Nous serons là quand vous reviendrez.

Sans attente, mais remplis d’espérance!

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