Ode aux artisans de la table

Par Emelie Bernier 7:00 AM - 11 novembre 2021
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Carte postale créée par la regrettée artiste Mélissa Deschênes lors des 40 ans du Mouton noir. La petite chose vivante au milieu des hippies, c’est moi!

À hue, à dia, on se dispute le titre d’industrie la plus malmenée par la pandémie, chacune tirant la couverte trouée de son bord. Des théâtres, cinémas, auberges, hôtels, gyms, karaokés, écoles de danse, écoles de musique et autres chorales, qui peut aspirer à la plus haute marche du podium des éclopés ? Si on demande son avis à Liza Frulla, la papesse de l’Institut du tourisme et de l’hôtellerie du Québec, elle vous répondra sans ambages que ses ouailles ont mangé le pain le plus noir de ce chapitre de l’histoire…

Ah, le merveilleux monde de la restauration et de l’hôtellerie… Il y aurait tant à dire!
Ma mémoire est tapissée de napperons, de bons de commande, de menus, de liteaux tachés de vin rouge et de jolis «dollys» en dentelle de papier…


J’ai appris à marcher au Mouton noir, premier restaurant de mes parents et d’une bande de copains chevelus (à ne pas confondre avec les coprins du même nom). Tanguant d’une tablée entourée d’inconnus souriants à une autre, je chipais des olives ou des bouts de pain sur l’une et l’autre avant de grimper sur les bancs du bar ou de m’endormir sur un bout de banquette déserte après 1001 péripéties.


Solide sur mes pattes, ma première jobine a été d’apporter les menus, puis les paniers à pain aux convives du Loup-Phoque, second resto familial.


J’ai rempli des verres d’eau, roulé des ustensiles, monté des tables, jusqu’à me retrouver avec le petit carnet de commandes et le crayon.


J’ai servi, jusqu’à la tendinite, des milliers de bols de « moules à volonté » au Poisson d’Avril, troisième en liste des accueillantes adresses de « l’empire » familial.


Au fil du temps, j’ai charroyé les platées à La Perdriole et au Capitole, au Terminus café et au Relais des Hautes Gorges, à la Cabane et au Riviera… en j’en passe.


«Êtes-vous prêt à commander ? » Combien de fois ai-je articulé cette phrase durant toutes ces années à la fois trépidantes et épuisantes qui me permirent de payer tantôt mes études ou mes voyages, tantôt ma boisson ou mes skis de fond ?


Jusqu’à ce que j’accroche mon tablier. C’est beau, mais ce n’est pas reposant, la restauration. C’est un métier qui demande de l’abnégation et de la rigueur, qui ne tolère pas les coups de gueule…


Je ne me souviens que trop bien de cette charmante (appuyez ici sur le piton ironie) dame bruyamment persuadée que son filet de truite était en fait un filet de saumon. Quand j’ai senti la moutarde me monter au nez, que j’ai résisté à l’envie foudroyante de lui faire avaler sa truite/saumon en mode gavage d’oie à foie gras, j’ai réalisé que j’en avais assez.


Assez d’être traitée en servante plutôt qu’en serveuse.

Assez de faire semblant de trouver rigolos les idiots aux blagues graveleuses. Assez de me coucher trop tard, après avoir avalé trop de vin pour me sentir vivre un peu…


Lu comme ça, vous devez imaginer que j’ai détesté le métier. C’est tout le contraire. Je l’ai aimé, passionnément, à la folie. Mais aujourd’hui, après toutes ces années à jouer au restaurant, je préfère définitivement le rôle de celle qu’on sert à celui de celle qui sert.


Comme il est agréable d’aller au resto! Entrer dans un décor comme sur la scène d’un théâtre, choisir sa table selon l’angle d’où on désire observer le tango de la soirée, déguster d’abord des yeux le menu dans le détail, sentir ses papilles s’émoustiller, être confronté à un divin embarras du choix…


Puis se délecter du fruit de ce choix, et du labeur de l’équipe qui s’échine derrière la porte close. Croquer dans la bouchée parfaite, chef-d’œuvre élaboré dans l’étuve des cuisines. Boire à petites lampées le vin parfait qui l’accompagne…


Sale temps pour les restaurants


La semaine dernière, une amie québécoise exilée en France était de passage à Québec pour voir ses gentils parents. En trio avec ma tendre moitié, on s’est baladé comme dans le bon vieux temps… De la basse-ville à la haute par l’escalier de la rue Sainte-Claire, le long de la rue Saint-Jean (avec un petit arrêt au cimetière Saint-Matthew, à la Carotte Joyeuse, chez CD Mélomane, bien sûr! À fond, la nostalgie!) et retour en basse-ville : Saint-Vallier, Saint-Joseph…

Vers 13h, la marche nous ayant mis bien en appétit, nous avons cherché une adresse où poser nos fesses et nous sustenter.


Stupéfaction : presque tous les restos étaient fermés! Le Clocher penché ? Fermé. Cette intrigante nouvelle adresse créole, Chéri Coco ? Fermée. Ce cambodgien sympa? Ouvert, mais pour emporter seulement. L’extraordinairement succulent Tora-Ya Ramen ? Fermé. La petite adresse mexicaine ? Plus que fermée : du papier kraft étalé bord en bord des fenêtres… C’était un peu triste.


La pandémie a fermé les bureaux et privé les restos de leur clientèle du midi. La plupart des adresses croisées sur notre route ce jour-là, ouvraient leurs portes à 17h, mais cette quête infructueuse m’a fait réaliser à quel point la dernière année a éprouvé les restaurateurs et à quel point notre présence en tant que clients est essentielles aujourd’hui et dans les mois et années à venir.


(À ce sujet, lire «C’est la dernière chance que j’accorde à ma passion pour la cuisine», un texte d’Antonin Mousseau, dans L’Actualité)


Alors que vient de se terminer une édition particulièrement émouvante du Festival Cuisine Cinéma et Confidences,Lucie Tremblay, grande manitou gourmande du festival, vous invite à dire un gros je t’aime bien senti au milieu en acheminant (via la page Facebook du festival) une courte vidéo où vous témoignez de votre amour pour la bouffe, les restaurateurs, les producteurs… Faites comme Émile Proulx-Cloutier, Marie-Denise Pelletier, Josiane Lanthier et plusieurs autres et lancez des fleurs à ce beau monde qui nous nourrit, nous allume et nous fait vivre de grandes émotions à petites bouchées!


Et surtout, allez manger au resto!


Gâtez-vous! Redonnez aux artisans de la table des raisons de sourire et d’aimer le métier, malgré sa folie et ses exigences, la pénurie de main-d’œuvre, les derniers relents de la crise…
Mettez du beurre sur leur pain comme eux garnissent d’amour votre assiette!

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