Jeanne d’Arc, Coureuse des bois

Par Emelie Bernier 4:54 PM - 31 octobre 2021
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Il est de ces femmes fortes comme des montagnes dont on ignore tout, jusqu’à ce qu’une descendance fière de ses racines rompe l’anonymat. Rencontrez Jeanne d’Arc Dufour, première bûcheronne de Charlevoix.

Francesca Tremblay a peu connu sa grand-mère et pourtant, elles se sont côtoyées. « C’était une femme de peu de mots et moi, je posais beaucoup trop de questions », rigole-t-elle.

C’est elle qui a fait parvenir au journal un long texte (voir autre texte) où elle décrit la vie peu banale de son aïeule originaire de Saint-Siméon, de l’enfance aux adieux en passant par des années de labeur et de chevauchées hors des sentiers battus!


Nul besoin de lire entre les lignes pour en deviner la ténacité et l’audace de Mme Tremblay née Dufour…
« Ma grand-mère portait si bien son nom de pionnière et de battante: Jeanne d’Arc, comme l’héroïne de France. Il en fallait du cœur au ventre pour survivre dans la pauvreté, avec une famille que l’Église obligeait d’agrandir sans fin. Pas de place pour les maux de la femme ni pour les mots du cœur », écrit Francesca à propos de celle qui fit « virer de bord » les polices militaires venus cueillir son mari déserteur…

Celle qui avait appris très tôt à jouer à la mère, après la mort de la sienne en couches, fit à son tour son « devoir ». Elle accoucha maintes fois, sauva une de ses filles, prématurée, en improvisant une couveuse sur le réchaud de la cuisinière au bois et mena sa maisonnée sans coup férir, entre les couches à changer, le jardin à cultiver, les animaux à soigner, les cordes de bois à fendre et à corder, la pain à cuire… L’époque n’était pas à l’apitoiement et les corvées n’étaient pas « genrées » chez les Dufour-Tremblay…

Jeanne d’Arc, elle, n’avait qu’une envie : prendre le bois! « Elle ressentait l’appel de la forêt comme un grondement sourd avant la tempête », écrit sa petite fille.
Et elle répondit à l’appel, évidemment, dès que les enfants furent en âge de « s’autogérer ».Comment une femme de tête comme elle aurait pu faire autrement?

« Elle est devenue bûcheronne sur les camps de Charlevoix, avec mon grand-père d’abord et toute seule quand il a pris sa retraite. Elle était incroyablement forte et elle travaillait bien! Elle a fait sa place parmi les hommes… Une femme dans le bois, ça ne laissait personne indifférent. Les gens étaient soit dérangés par ça ou remplis d’admiration. Personne n’était neutre! », lance son héritière.

Le gouvernement québécois a d’ailleurs attribué un certificat honorifique à l’indomptable Jeanne D’arc, ainsi reconnue « première femme bûcheronne du comté de Charlevoix ».

Francesca Tremblay est fière de cette grand-mère au parcours éclectique qui siégea au conseil municipal de Saint-Siméon. « Elle a siégé, mais c’était une femme de peu de mots et elle voulait être dans la nature, sur le terrain… C’était une femme d’action plus qu’une femme de négociations!», raconte Francesca qui estime que le parcours de sa grand-mère mérite qu’on s’y attarde. «C’était une femme discrète, silencieuse, ce qui a fait en sorte que les gens ont peu parlé d’elle, mais je pense qu’il faut parler de ce modèle de femmes-là, déterminées, fonceuses!»


De Jeanne d’Arc, elle a retenu que rien n’est impossible. «Si tu veux le faire, fais-le, c’est tout, tu n’as pas besoin de l’approbation de personne ! Elle m’a inspirée à faire des choses non conventionnelles, à assumer mon homosexualité, à ne pas avoir froid aux yeux et à faire ce qu’il fallait, pas pour casser le moule, mais pour suivre mon cœur! »

Lettre de Francesca Tremblay à sa grand-mère Jeanne d’Arc Dufour

Ma grand-mère paternelle se prénommait Jeanne-D’Arc, fille d’Alvina Savard et Joseph Dufour, et épouse de Gabriel Tremblay, feu mon grand-père.

Elle n’avait que douze ans lorsque sa mère mourut en couche et elle n’était guère plus vieille lorsque son frère et l’une de ses sœurs aînées furent emportés par la grippe espagnole. Elle aidait son père pour les corvées quotidiennes et surtout à prendre soin des enfants plus jeunes, tandis que ce dernier était guide en forêt pour la pêche et la chasse. Vivement le moment où ses frères et sœurs n’auraient plus besoin d’elle, car elle rêvait de faire sa vie et fonder sa propre famille.

Âgée de seize à peine, elle était aide-cuisinière dans les camps pour son oncle qui gérait la scierie. Déjà à cet âge, elle était une grande et belle jeune femme au sourire énigmatique comme celui de la Mona Lisa de De Vinci et elle ferait bientôt la connaissance de mon grand-père puisque ce dernier ferait partie des prochains employés embauchés.

Gabriel Tremblay avait déserté la guerre. C’était un homme de petite taille, mais déterminé comme pas un et doté d’un caractère bien trempé. À treize ans il fuit sa famille en reconstitution suite au décès de sa mère. Il se passait des choses peu catholiques entre les enfants de cette deuxième union, en plus d’accroître le nombre de bouches à nourrir dans cette famille déjà appauvrie. Il souhaitait prendre sa vie en main et désapprouvait, de surcroît, tous les choix de son père.

Mon grand-père, Biel de son surnom, avait trouvé du travail dans les scieries à l’âge de quatorze ans et s’était enrôlé dans l’armée quelques années plus tard. Homme à femmes, il se régalait des établissements où l’alcool coulait à flots. Vers la fin de la guerre, une fois que son régiment fut prêt à partir sur l’autre continent, son frère d’armes, inquiet pour son propre frère qui ne donnait plus signe de vie depuis plus d’un mois, était effrayé à l’idée qu’il soit mort. Il redoutait qu’une tragédie semblable les attende au détour et il convainquit mon grand-père de s’enfuir avec lui, ce soir-là.

Tandis que le train qui s’apprêtait à les amener au port de Montréal se remit lentement en route, ils sautèrent tous deux du wagon en marche et, arrivés dans les champs, ils prirent la décision de se séparer pour augmenter leur chance de ne pas être retrouvés. Gabriel décida de retourner dans Charlevoix où il pourrait se cacher de la police militaire à ses trousses. Prudemment, il remplissait des contrats pour des scieries qui l’amenèrent au fil des ans dans son village natal, à Saint-Siméon aux abords du fleuve Saint-Laurent. Il fut embauché par un honnête homme, monsieur Boily et c’est à ce moment qu’il fit la connaissance de la belle Jeanne-D’Arc.

Il savait qu’il vivrait toute sa vie avec cette femme et plus aucune autre. Ils se marièrent six mois plus tard et élurent domicile à Port-aux-Quilles, à quelques kilomètres du village. De leur amour naquit prématurément une fille. Les incubateurs n’existant pas dans ce temps, ma grand-mère installa la petite sur le réchaud du four, porte ouverte, faisant office de couveuse pour lui fournir la chaleur nécessaire, tel un petit poussin sorti trop vite de sa coquille. Grand-mère avait déjà deux enfants et un autre en route quand la police militaire débarqua chez elle pour arrêter son mari et le condamner pour désertion. Désespérée à la simple pensée de continuer sa vie sans lui, elle parlementa avec la police, les obligeant à comprendre qu’elle avait besoin de Gabriel, car il avait une famille et qu’un enfant était à naître! Que cette arrestation les obligerait tous à la misère ! Elle ne laisserait pas partir les militaires avec son mari; elle s’en fit un devoir. Ces derniers comprirent la situation et mon grand-père évita de justesse la cour martiale.

Ma grand-mère portait si bien son nom de pionnière et de battante: Jeanne d’Arc, comme l’héroïne de France. Il en fallait du cœur au ventre pour survivre dans la pauvreté, avec une famille que l’Église obligeait d’agrandir sans fin. Pas de place pour les maux de la femme ni pour les mots du cœur.

Quelques années plus tard vinrent au monde cinq autres enfants, dont mon père. Ma grand-mère s’était mariée très jeune et avait pris soin de ses frères et sœurs et jamais elle ne parlait de son enfance. Dotée d’une force physique impressionnante pour une femme, il lui arrivait de monter dans l’échelle, avec sur son épaule, un sac de sucre ou de farine de cent livres. Ou encore, elle aidait à faucher les foins avec la faux, raclait la terre avec son râteau, cordait le bois et s’occupait de son jardin. Elle avait trouvé réconfort au sein de la nature. Durant l’été jusqu’à l’automne, elle partait avec les plus jeunes et son mari pour tenir les camps de pêche pour les voyageurs.

Quand j’étais plus jeune, je me demandais souvent pourquoi elle préférait esquisser un léger sourire plutôt que parler. Ce n’est que plus tard, avec la sagesse que je compris pourquoi. Cette femme de peu de mots savait que les paroles s’envolaient, mais que les cris restaient, car la vie n’était pas sans drame pour cette femme. Une de ses filles mourut d’une méningite dix jours après sa naissance et elle fit plusieurs fausses couches par la suite. Elle faisait son chemin sans trop avoir à expliquer les choses à son entourage, comme si les mots ne servaient qu’à éveiller les malheurs. Au loin, dans sa vallée, elle affichait un air convivial quand il y avait un étranger qui avait besoin de l’aumône. Elle l’invitait à s’abriter dans leur grange et son mari, qu’elle surnommait parfois ‘’le bonhomme’’, travaillait du matin au soir et rentrait le dos courbé de fatigue.

Elle était une femme indépendante et la nature devenait sa deuxième maison, car elle n’hésitait pas à faire les corvées, les réparations, s’occupait aussi des animaux et continuait d’aider son mari pour le bois. Malgré tous leurs efforts, après s’être occupé de la famille, il restait à peine de quoi nourrir les animaux de la ferme. Les aînés cueillaient des petits fruits des bois; framboises et bluets sauvages pour les vendre ensuite afin de s’acheter des vêtements et des crayons pour l’école. Mon père me rabâchait souvent la chance que j’avais de ne pas avoir à travailler pour payer mes articles scolaires.

En plus de toutes les tâches quotidiennes, elle tenait aussi une petite épicerie pour y vendre desserts, friandises et liqueurs. Elle avait demandé à une connaissance une licence pour pouvoir en faire la vente et entretenait ce magasin avec l’une de ses filles. Situé hors du village, ce dépanneur s’avéra pratique pour les voyageurs. D’ailleurs, il avait fait le bonheur de mon père qui se faufilait pour prendre des friandises comme des trésors trouvés. C’était une petite source de revenus supplémentaires, mais loin d’être suffisante et quand le gouvernement l’obligea à se conformer aux règles du bâtiment pour un commerce, et ce, moyennant un investissement financier, Jeanne-D’Arc n’y vit plus d’intérêt et ferma boutique.

Entre les soins dispensés aux enfants, faire à manger et tenir maison, elle ressentait l’appel de la forêt comme un grondement sourd avant la tempête. Rien n’était impossible pour cette femme de tête. Les enfants étaient maintenant tous en âge de s’occuper d’eux-mêmes et vers cinquante ans, toujours en parfaite santé, elle proposa à son époux d’aller l’aider en forêt à faire ses timbres pour le chômage. Ainsi, son petit revenu pouvait subvenir à leur besoin. Ce dernier prenait soin de lui faciliter la tâche avec les coupes et le bois à ramasser, mais Jeanne d’Arc était une véritable femme des bois! Elle impressionnait les compagnons à force de faire son travail avec endurance et grande minutie. Biel la surnommait Mora. Il ne voulait pas l’appeler « mon gars » comme ses camarades de bois, alors ce sobriquet était parfait pour sa femme. Les gens la connaissaient comme la première femme bûcheronne. Elle tenait les rênes aussi des chevaux pour sortir les billots de bois des forêts.

Quelques années plus tard, alors que mon grand-père atteignit sa pension, ce fut à son tour d’aider ma grand-mère à faire ses timbres. Elle faisait des contrats pour nettoyer les terrains de coupe près des lignes d’Hydro-Québec et son travail était toujours impeccable, si bien que le gouvernement lui attribua un certificat honorifique de la première femme bûcheronne du comté de Charlevoix. Il lui arrivait aussi de planter des arbres pour les plantations. Elle siégea au conseil de la municipalité de Saint-Siméon durant trois ans à titre de conseillère. Elle était connue non seulement des techniciens forestiers, mais également de la mairie.

Mes grands-parents étaient des gens honnêtes et dévoués et pour plusieurs, cette leçon de courage était aussi puissante qu’un effondrement de rocs provenant de la montagne. Pour d’autres ce travail en forêt pour une femme, de cet âge de surcroît, créait un malaise et malgré leur opinion, Jeanne-D’Arc savait que les avis des autres n’étaient pas ce qui apportait le pain sur la table ni ce qui défrichait la terre pour planter les semences.

J’ai très peu connu ma grand-mère de son vivant, car il y avait comme une sorte de mur qui nous séparait, comme un large fossé entre nos deux générations, creusé de croyances et de souffrances. J’avais neuf ans quand, un jour, la mère d’une de mes amies m’avait raconté avec fierté qu’elle avait connu la première femme à bûcher dans les bois, comme un homme! J’étais si fière d’être sa petite-fille que la première chose que je fis en allant chez ma grand-mère, c’est retrousser la manche de mon chandail et lui montrer les muscles de mes bras. J’en tremblais tellement je forçais pour gonfler mon biceps. Elle se moqua gentiment et m’avait alors montré le sien et bon sang, elle avait du nerf, même si elle ne bûchait plus depuis belle lurette! Je compris que ce n’était pas tant dans les muscles que se trouvait la force, mais dans la volonté de faire; la détermination.

Quand j’allais à son chalet, je la voyais au large dans sa chaloupe, canne à pêche à la main, ligne à l’eau, le regard perdu dans ses pensées. Son compagnon de vie décéda et après plus de cinquante ans de mariage à être tout le temps ensemble même dans le travail, elle ressentait un grand vide. J’aurais tant aimé être proche d’elle, mais elle ne parlait pas beaucoup et moi, j’avais toujours trop de questions pour l’enfant que j’étais.

C’est un accident en véhicule tout terrain qui lui fit le plus grand tort. Avancée en âge, elle n’a pas su esquiver à temps l’engin qui lui tomba dessus. Sa jambe se retrouva coincée sous le véhicule et sa motricité ne revint jamais totalement après cela. Dure envers elle-même, elle refusa d’être soignée à cause de sa peur des hôpitaux. Cette blessure mal soignée la contraignit à diminuer tout mouvement et lentement, son corps devint un tombeau.

Toute sa vie elle fut assez robuste pour abattre les arbres à la hache, mais s’était peut-être fait aussi un manteau de bois pour protéger son cœur. L’héritage qu’elle m’a laissé, à moi sa petite-fille, c’est de la sève qui coule dans mes veines, des racines assez fortes pour braver les tempêtes, un cœur aussi grand que la montagne pour accueillir ce qui est, des ailes pour suivre la course des nuages, et finalement, un courage immense pour traverser les forêts de ténèbres et trouver le chemin jusqu’à la maison. Inspirée par sa force tranquille, j’ai pratiqué plusieurs métiers non conventionnels et je sais que tout est à portée de main pour toute femme déterminée.

Je te salue, grand-mère; bûcheronne et pionnière.

Francesca Dufour

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