Charles et Choko sur les traces de la bête lumineuse

Par Emelie Bernier 8:00 AM - 6 octobre 2021
Temps de lecture :

Comme bien d’autres Charlevoisiens, Charles Bouchard prend ses vacances annuelles durant la période de la chasse. Pourtant, il n’a jamais tiré lui-même sur la bête lumineuse, Graal des bois pour ces hommes et femmes aux habits de conquête camouflage…Charles Bouchard ne chasse pas. Il cherche. Pour reprendre un virelangue familier, disons que Charles est un non chasseur sachant chercher avec son chien de sang Choko. Dans les forêts de Charlevoix, ces deux-là forment une paire surprenante.

Jeudi matin, j’ai rendez-vous avec Charles pour en apprendre plus sur son improbable passion, la conduite de chien de sang. L’expression est glauque, mais Choko n’a rien d’une bête sanguinaire. Mi-husky, mi-Labrador, le regard doux, Choko est un clébard des plus sympathiques, doublé d’un fin limier lorsque vient le temps de traquer une bête blessée dans le secret des forêts. « Le travail du chien de sang est de pister la bête blessée avec son nez. Moi, je suis là pour trouver des indices : du poil, des os, du gras, du sang, pour l’aider jusqu’à une récupération sécuritaire. C’est un travail d’équipe», résume son « conducteur ».

Avant de prendre le bois, il faut d’abord remplir une fiche destinée à l’Association des conducteurs de chien de sang du Québec.


L’aventure

J’ai un peu supplié Charles de me laisser les suivre, lui et Choko, dans une de leurs aventures. Justement, après une traque qui s’est terminée à 3 heures du matin et quelques heures de sommeil à peine réparateur, tout juste avant notre entrevue, Charles a reçu l’appel d’un chasseur.

Ce chasseur, c’est Stéphane Pelletier, de Saint-Hilarion. Au téléphone, il a raconté à Charles avoir touché une belle femelle sur son territoire de chasse de la Zec du Lac-au-Sable, mais la bête s’est enfuie. Les chasseurs ont suivi sa piste puis l’ont rapidement trouvée étendue dans ce qu’on appelle une« couchette »… Stéphane a d’abord cru un peu naïvement qu’elle avait rendu l’âme et s’est approché, heureux de mettre la main sur son gigantesque trophée. Les oreilles de la bête se sont dressées. Chambranlante, mais animée du désir de vivre, elle s’est remise debout avant de déguerpir aussitôt.

Tout l’attirail de la recherche est dans le véhicule de Charles Bouchard.

Charles voit très bien le scénario. Les chasseurs empressés auraient idéalement dû attendre un peu, laisser la bête se fatiguer et baisser sa garde avant de la talonner…
Selon lui, la récupération a un bon potentiel de réussite. « Quand l’animal se couche rapidement après l’impact de balle, c’est en général parce qu’elle a mal et a besoin de se reposer… »

Stéphane a accepté avec diligence que je me joigne à la traque.
Trop heureuse de rompre les chaînes qui m’attachent à mon ordinateur, j’enfile mes bottes de marche et empoigne mon gréement (j’avais confiance en mon pouvoir de persuasion…) : manteau et pantalons imperméables, casquette, vêtements chauds, bouteille d’eau…

Le chasseur et le conducteur de chien de sang étudient le terrain avant d’entreprendre le pistage à la recherche d’indices comme des feuilles tachées de sang, par exemple, ou des traces dans la mousse.


Le conducteur de chien de sang m’a bien avertie. « On sait quand on part, on ne sait pas quand on revient! » Je jubile, même si que je suis pas mal plus fan de Jane Goodall que de l’homme-panache et que j’ai un peu peur de me mettre à brailler si nous découvrons une bête à l’agonie… Car oui, c’est une éventualité.

On avale les kilomètres jusqu’à la zec. D’habitude, Choko s’assoupit durant le trajet, mais la visiteuse impromptue sur le banc du passager le tient en éveil. Qui ose ainsi perturber l’harmonie de sa dyade?

Le rendez-vous est donné pas très loin de l’endroit où l’orignal a été blessé (le conducteur de chien de sang est lié au secret professionnel!). Stéphane Pelletier nous attend. Brièvement, Il met Charles en contexte. « J’avais ma carabine, mais non armée. Le temps que je réagisse, elle avait disparu et j’allais pas tirer n’importe où dans le bois », résume le chasseur. Avec ses compagnons, il a bien tenté de suivre sa trace après l’avoir « levée » la première fois, mais la femelle s’est évanouie dans la nature. Ça fait 20 ans que Stéphane chasse, avec succès, sur la zec. C’est la première fois qu’il « échappe » une bête. C’est la première fois aussi qu’il contacte un conducteur de chien de sang.

La femelle blessée s’est couchée à cet endroit.


Il ne faut pas avoir peur de marcher en forêt pour être conducteur de chien de sang.


Le métier, il faut le dire, est de plus en plus connu. « Depuis une quinzaine d’années, c’est un peu la révolution. Les conducteurs de chiens de sang sont organisés en association, on a des formations, une structure. On a un taux de récupération d’environ 40% », m’explique Charles.
D’ailleurs, la première étape lorsqu’on arrive sur place est de remplir une fiche destinée aux statistiques de l’Association des conducteurs de chien de sang du Québec. Charles note consciencieusement les détails comme l’heure où la balle a frappé l’animal, l’endroit où elle l’a percutée…


La pluie est tombée peu avant notre arrivée. On s’habille en conséquence. Au cou de Choko, Charles enfile un collier auquel est attachée une corde de nylon de 80 pieds.


On rentre dans le bois en suivant Choko et on trouve rapidement la première couchette. Choko flaire une piste et Charles remarque une trace de patte dans la mousse. Visiblement, l’orignal boite. Il compense pour sa blessure… Dans le bois, il y a Stéphane, Charles, Choko et moi. Les autres chasseurs sont restés près des véhicules.

« Il ne faut pas être trop nombreux, parce que ça augmente le bruit et le risque de disperser le sang et les indices, ce qui sème la confusion dans la traque du chien », explique le conducteur qui gambade allègrement entre les arbres cordés serrés.

Les routes représentent des embûches pour le chien de sang car de nombreuses odeurs y sont perceptibles et sèment la confusion dans la traque.

Notre petite équipée arrive au bord d’une route. Une embûche, dans le langage du conducteur de chien de sang. « Une route, c’est beaucoup d’odeurs. Des chasseurs sont peut-être passés ici avec une bête dans le pick up. Des orignaux ont peut-être circulé sur la voie… Pour le chien, c’est beaucoup de signaux qui peuvent être mêlants. »
D’ailleurs, Choko semble momentanément en dé-route. Il gambade sur la route de terre, mais n’a plus l’air trop sûr de lui.

Cherche le sang, Choko
« Cherche le sang, Choko, cherche le sang », interpelle son maître avec douceur.
Stéphane explique que les chasseurs sont passés par là en cherchant la femelle, ce qui confirme les doutes de Charles. « Ils avaient sûrement du sang sous leurs bottes… »


On revient un peu sur nos pas et une brèche semble s’ouvrir dans la lisière du bois. Choko s’y faufile, trois humains à ses trousses. Si Charles le suit d’assez près, Stéphane et moi devons garder une distance raisonnable, histoire de ne pas « pousser dans le c… » du chien, selon l’expression du maître.

La forêt est silencieuse et dense. Sous nos poids, la mousse est un tapis moelleux. Le petit thé des bois abonde, mais pas le temps de se remplir les poches : Choko est sur une piste et sa cavalcade s’accélère, on dirait…
Charles nous demande d’attendre un peu… Il nous lance que la bête a peut-être plongé dans le lac qui se trouve à quelques centaines de mètres…


Ce ne sont toutefois que des bobards pour gagner un peu de temps, celui de sortir son téléphone pour filmer la réaction de son client…

Stéphane Pelletier a retrouvé sa bête! Le chien, le conducteur et le chasseur sont enchantés.

Quand il nous lance un «venez-vous-en, on continue!», on réalise vite que Choko a rempli sa mission et déniché le fameux Graal, couché sur le flanc, sur un beau lit verdoyant. L’œil vitreux ne laisse aucun doute sur l’état de la bête…
Stéphane crie sa joie et j’admets que mon cœur s’emballe aussi.

Avant de rentrer à la maison, Choko a droit à sa récompense, un petit tête-à-tête avec l’animal qu’il léchera et mordillera durant quelques minutes.


La prise est majestueuse et le bonheur de l’avoir retrouvée est partagé par trois humains et un chien en liesse.
Les mercis fusent de la bouche du chasseur, dont la reconnaissance irradie, illuminant le sous-bois!
Choko, lui, a droit à ses cinq minutes de gloire. « Il va jouer avec la bête, la mordiller un peu, la lécher, arracher du poil… C’est sa récompense!», explique Charles.

Contactés par CB, les autres chasseurs nous rejoignent.


Le moment est beau, le bonheur palpable. Mes préjugés envers la chasse s’évanouissent comme la brume du matin sur le lac…

Ces gens-là aiment la nature. Ils se réjouissent que la bête ne soit pas morte en vain dans le secret des bois. Ils tapent sur l’épaule du conducteur de chien de sang, félicitent Choko et promettent de vanter les mérites du duo auprès de leurs pairs chasseurs…

Votre humble serviteur était de la partie…


Après les photos d’usage, Charles, Choko et moi reprenons le bois jusqu’à la voiture. La mission aura duré un peu moins de 3 heures en tout, dont environ 45 minutes à pister l’animal blessé.
« On l’a trouvée à un peu moins d’un kilomètre du lieu d’impact, mais des fois, c’est 3, 4, 5 kilomètres… Plus la distance est longue, moins la récupération est sûre. » S’il effectue plusieurs missions dans une journée, Charles peut marcher jusqu’à une vingtaine de kilomètres aux quatre coins du territoire. «Une recherche peut prendre 5 minutes ou 20 heures! Et je roule jusqu’à 500 kilomètres par jour », résume-t-il.


Charles Bouchard était mûr pour une bonne nuit de sommeil après quelques traques rapprochées…

Comme pour corroborer ses propos, sur le chemin du retour alors qu’on approche de Baie-Saint-Paul, Charles reçoit un autre appel. Un chasseur de Sagard a « échappé » sa proie. Ce n’est pas le désir d’aider qui fait défaut, mais le manque de sommeil se fait sentir et Charles, à regret, doit décliner.


Heureusement, son mentor Jimmy Duchesne pourra peut-être prendre le relais, mais lui, et Choko, doivent absolument dormir un peu avant de poursuivre leurs missions de récupération dès le lendemain.
Pas reposantes, tes vacances, Charles, mais ô combien palpitantes!

Partager cet article