Chronique: Alex a besoin de lumière

Par Émélie Bernier 4:00 PM - 27 octobre 2020
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Alex Gagnon.

La plupart de ses « colocs » ont l’âge de ses parents. La COVID-19 l’empêche de voir ses enfants. Les quatre murs qui l’entourent sont un bien triste théâtre, mais Alex Gagnon n’est pas que malchanceux. Les grandes fenêtres de sa chambre sont orientées plein sud. L’ouverture lui permet d’accrocher son regard aux nuages ou de le perdre dans les éclats mouvants du fleuve. L’ancien camionneur aime bien suivre des yeux le trafic du boulevard de Comporté.  On se distrait comme on peut…

Puis, le 10 octobre, des ouvriers sont apparus de l’autre côté des vitres. Ils ne l’ont pas regardé. En un tournemain, ils ont apposé une membrane sur la surface extérieure, privant soudainement son tout petit univers de 20% de sa lumière. En quelques gestes agiles, ils ont mis un « dimmer» sur le seul paysage que sa condition lui permet de contempler au quotidien.

Le hic, c’est qu’il n’a aucun contrôle sur le « dimmer » en question. Et qu’on ne lui a pas demandé son avis avant d’assombrir son minuscule logis, alors que le soleil tombe de plus en plus tôt… « Timing is everything », comme disent les Chinois.

Aline Gagnon est la sœur d’Alex Gagnon. La situation l’a révoltée, au point qu’elle a décidé de remonter la chaîne de décisions pour comprendre comment une telle initiative a pu être prise sans le consentement des usagers. Aline Gagnon a acheminé une lettre à la responsable du milieu de vie qu’est l’Accueil Bellerive.

« Son chez-lui, c’est sa chambre avec son unique fenêtre donnant sur le majestueux Saint-Laurent, qu’il peut admirer au fil des marées et des saisons. (…). Il s’agit là d’un cadre agréable où Alex est entouré d’un personnel soignant dévoué et compétent. Or, comme proche aidante de mon frère, j’ai assisté en direct et je dois le dire avec désarroi et consternation, à la pose sur cette fenêtre d’un écran teinté verdâtre qui réduit et obscurcit considérablement la vision extérieure et assombrit notablement la pièce, de telle sorte qu’il devient nécessaire d’allumer les lampes électriques en plein jour», débute-t-elle.

«Depuis ce moment, les sentiments d’Alex oscillent entre une colère bien légitime et un certain découragement, indiquant clairement que son moral est sérieusement affecté par cet obscurcissement imposé de son milieu de vie », écrit-elle.

La chambre d’Alex Gagnon.

Alex et ses voisins ne sont pas les seuls qui ont vu le cours de leurs jours subitement obscurci.
Les résidents des CHSLD de Clermont et de Saint-Siméon ont subi eux aussi l’effet de ce projet-pilote « couronné de succès au CHSLD Champlain-des-Montagnes (nord de l’arrondissement Charlesbourg), où l’absence de climatisation et/ou déshumidification rendait la chaleur intolérable lors des journées de plein soleil estival», m’explique Mathieu Boivin, agent d’information au CIUSSS-CN. Il ajoute que «ces pellicules de plastique permettent en effet de bloquer une partie des rayons qui pénètrent par les fenêtres orientées directement au soleil, ce qui réduit de manière très appréciable le risque de coup de chaleur ou de coup de soleil pour nos usagers».

Il semblerait de plus que le CIUSSS-CN a « reçu un signal d’intérêt du côté des sites de Bellerive, Clermont et Saint-Siméon », ce qui a mené à la pose, en octobre, doit-on le rappeler, de ladite pellicule. «Nous avons procédé rapidement compte tenu des conditions climatiques de l’été dernier, qui étaient particulièrement difficiles à supporter», m’explique encore M. Boivin. Rapidement, mais le 10 octobre…
Même si le but était d’éviter que la chaleur ne consume les résidents l’été prochain, le problème n’est pas là. Le problème réside dans le fait que les personnes concernées n’ont pas été consultées, bien qu’une structure existe spécifiquement à cette fin.

Maîtres chez eux
Lorsqu’une décision peut affecter les soins et la qualité de vie des résidents, elle doit impérativement leur être soumise. Cette fois, on a carrément négligé cette étape. Et c’est ce qui ne passe pas, ni pour Alex, ni pour Aline, ni pour le comité des résidents, ni pour le comité des usagers du CIUSSS-Capitale-Nationale (au sein duquel siège un membre de chaque comité des résidents). Tous ont été mis devant le fait accompli.

Monique Coulombe, présidente par intérim du comité des usagers du CIUSSS-Capitale-Nationale pour Charlevoix, rappelle que la chambre d’un usager dans un CHSLD est considérée comme une résidence privée. Selon ce principe, l’occupant a un droit de regard sur les décisions qui modifient son « milieu de vie substitut », comme on l’appelle dans le jargon.

«Dans le cas qui nous occupe, des résidents ont exprimé leur mécontement et leur besoin d’être appuyés. Le comité des usagers a entrepris des discussions pour veiller à obtenir une réponse satisfaisante en regard des droits des résidents», indique-t-elle.

Comme Aline, Alex et les autres, le comité des usagers estime que l’erreur, d’où qu’elle provienne, doit être réparée.

«On déplore surtout qu’on ait omis de demander le consentement des usagers avant de poser cette pellicule. Ce n’est pas une étape qu’on doit négliger et c’est notre devoir de le rappeler pour éviter de telles situations dans le futur », résume Mme Coulombe.

La luminothérapie pour les nuls
Choquée et inquiète pour son frère que cette situation afflige, Aline Gagnon n’a pas l’intention de lâcher le morceau, tant et aussi longtemps que les écrans teintés ne seront pas retirés des fenêtres de sa chambre. Au moment d’écrire ces lignes, ils assombrissaient toujours son quotidien.

« Cette opération-pilote fait ouvertement fi de toutes les études scientifiques démontrant les effets physiques et moraux du manque de lumière sur la population en général, surtout durant l’automne et l’hiver. Imaginez alors ces mêmes effets sur les personnes les plus vulnérables de notre société. (…) Je demande de retourner au plus tôt ce projet-pilote dans la filière des projets rejetés, d’enlever ces écrans teintés ayant des effets néfastes sur la santé des résidents, ceci pour le bien-être de toutes les personnes œuvrant au CHSLD », insiste-t-elle.

Des pellicules ont aussi été posées aux fenêtres du CHSLD de Clermont. Il semble que le CIUSSS-CN offrira aux résidents qui le souhaitent de faire retirer celles-ci.

De l’argent jeté sur les fenêtres?
Aline Gagnon questionne aussi les coûts liés à cette opération.
« Peu importe les raisons pourquoi ils l’ont fait, c’est inacceptable. Et il y a des frais associés à ça! Ça coûte très cher, mettre des pellicules dans les fenêtres et encore plus de les retirer! Est-ce qu’il y a eu un appel d’offres? Les entreprises d’ici ont-elles pu soumissionner? C’est nous qui payons pour ça, les décideurs doivent rendre des comptes et justifier leur décision. Jusqu’ici, on nous a servi une empilade d’excuses et on a évoqué des quiproquos», lance-t-elle.
Au fond, l’argent, Aline Gagnon s’en fiche pas mal. C’est la santé des usagers, Alex en tête, qui la tarabuste.

Quelqu’un quelque part a entendu le message d’Aline.
« Des démarches sont en cours cette semaine (celle du 19 au 23 octobre) pour améliorer notre trajectoire et impliquer les comités de résidents dans la suite des choses. Nous pourrons évaluer, entre autres, la possibilité de retirer la pellicule si les usagers concernés ne souhaitaient pas profiter de ses bénéfices », m’a indiqué Mathieu Boivin du CIUSSS-CN le 22 octobre.

Les bénéfices d’une baisse de 20% de la lumière naturelle alors que l’hiver s’apprête à nous tomber dessus?

J’aimerais qu’on m’éclaire…L’article 10 de la loi sur les services de santé et les services sociaux stipule que « tout usager a le droit de participer à toute décision affectant son état de santé ou de bien-être».
Il semble qu’on ait posé un voile sur ce principe, mais de l’ombre à la lumière, il n’y a qu’un pas. Il faut parfois reculer pour mieux avancer.

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