De l’art de perdre son permis de taxi

Par Brigitte Lavoie 6:30 AM - 17 avril 2019
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La réalité actuelle des chauffeurs de taxi, leur désarroi, leur argumentaire, leur détresse semble, pour ainsi dire, un étrange avant-goût de ce qui guette les producteurs laitiers.

Le changement, ça fait du bien. Ça brasse les cartes, ça envoie la routine dans les câbles, ça sort son petit monde de sa zone de confort, suscite à la fois petit malaise et rebondissement, ressuscite la résilience. Mais parfois, le changement bouleverse des acquis qui ont encore toute leur raison d’être, semble-t-il, et ébranle le concept du raisonnable. Parfois, le changement confine l’humain dans un espace tellement inconfortable que certains en perdent littéralement le contrôle sur leur vie.

Il y a trois semaines, ma famille et moi nous sommes entassés à l’aube dans un taxi à Montréal. Notre chauffeur, un algérien d’origine était un fier détenteur d’un permis de taxi chèrement acquis au coût de plus de 200 000 $. À chaque mois, tel le métronome de l’emprunteur à son affaire, il rembourse son emprunt qui lui donne le droit, depuis 20 ans, de gagner sa vie. La veille, un de ses collègues s’était mutilé en direct à la télévision en réaction aux changements annoncés par la réforme Legault.

Dans le monde du taxi, il semble y avoir deux types de chauffeur : les muets qui se contentent de conduire, et ceux qui parlent. Pour les Charlevoisiens en cavale que nous sommes, prendre le taxi dans une grande ville est une expérience culturelle. Et nous aimons beaucoup quand le chauffeur a l’usage de la parole, qu’il répond à nos questions clichées sur la pluie et le beau temps du trafic urbain, s’exclame, s’informe et raconte. Du coup, dans le petit matin montréalais en éveil, notre chauffeur de taxi, voyant notre intérêt, nous a raconté sa vie de père de famille chauffeur de taxi en fin de carrière aux prises avec la réforme Legault.

Le débarcadère de l’aéroport est arrivé trop vite, on n’a pas eu le temps de tout se dire, mais on a compris en direct que les changements prescrits pour réformer l’industrie du taxi ébranlent profondément plusieurs de ses acteurs humains, particulièrement ceux qui y sont depuis longtemps. On s’est serré la main. On lui a souhaité bonne chance. Que dire d’autre à quelqu’un qui traversera, au cours des prochains mois, une période bouleversante de changements et à qui les compensations financières promises s’annoncent insuffisantes pour lui permettre de finir de rembourser son emprunt et de prendre sa retraite.

Il faut dire aussi que son petit exposé sur la réalité du taxi faisait un étrange écho chez nous. Dans ma famille, dans mon entourage, chez plusieurs de mes amis, on n’est pas chauffeur de taxi, mais on est producteur laitier. Les permis sont pour nous des quotas, soit des droits de produire du lait, que les agriculteurs ont payé et qui leur permettent de conduire leur entreprise, de prendre soin de leur troupeau de vaches laitières, de vendre le lait produit et de gagner leur vie. Une vie sans exubérance pour un métier exigeant, pour lequel on ne compte pas ses heures de travail, qui comporte son lot de contraintes, de réglementations et de défis de productivité et d’efficacité.

Ces dernières années, les nuages s’amoncellent sur la production laitière canadienne et québécoise, l’incertitude plane sur l’avenir des quotas laitiers, qu’on rêve encore intouchables. L’industrie perd des parts de marché dans des négociations commerciales où l’alimentation côtoie les pièces de voiture. C’est à la fois un non-sens et une réalité qu’il faut comprendre, analyser, voir venir. Une réalité à laquelle, forcément, il faut adhérer, même par dépit, même si elle charcute le gros bon sens et le raisonnable et a un impact direct sur la santé des fermes laitières, le moral des agriculteurs et de la relève, ainsi que sur le dynamisme de certaines communautés rurales. Une réalité qui ébranle les producteurs, les poussent à baisser les bras, ou encore à prévoir le pire, à se relever encore plus les manches, à réfléchir à des façons de parer les coups à venir et à être prêt pour le pire.

La réalité actuelle des chauffeurs de taxi, leur désarroi, leur argumentaire, leur détresse semble, pour ainsi dire, un étrange avant-goût de ce qui guette les producteurs laitiers. Est-ce qu’il y a une limite à ce que les acteurs d’une industrie peuvent encaisser en termes de changements décidés dans des bureaux où les grands décideurs et penseurs sur papier gagnent 6 fois leur salaire? Parce que c’est sans doute, au final, ce qui blesse le plus : comprendre que peu importe le désarroi des travailleurs de la base et les conséquences sur leur vie, ce n’est pas le vaillant chauffeur qui gagne sa vie sans prétention qui décide, mais la machine qui s’est fabriquée autour de son industrie.

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