Chronique de Brigitte: Le dernier Noël de Mamie Pinchaud

Par Lisianne Tremblay 7:00 AM - 25 Décembre 2018
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Les plus beaux pâtés à la viande ont été remis au Dr Siméon.

Le Dr Siméon terminait toujours sa tournée de patients par la vieille madame Pinchaud. C’était devenu leur tradition. Elle l’attendait sans s’impatienter tout en s’assurant de mettre ses enfants dehors au moment où le docteur franchissait la porte. Elle attendait le gériatre comme on attend de la visite rare et importante, non pas pour s’enquérir de l’avis du médecin sur son état de santé, mais plutôt pour l’informer de comment elle se sentait bien pour son âge et lui apprendre qu’elle n’avait pas l’intention de libérer son lit de sitôt, sauf si c’était pour rentrer à la maison.
Le Dr Siméon avait, depuis deux ans, cessé de faire des pronostics sur sa patiente puisqu’elle le faisait mentir à chacun de ses séjours à l’hôpital. Du haut de ses 95 ans, la dame ne voulait rien entendre de monter au ciel et résistait avec une fierté résiliente à toutes les attaques, malaises, virus et autres menus ou grands maux censés lui faire tourner de l’œil pour de bon. Elle était vieille, certes, mais finissait toujours par avoir gain de cause devant l’au-delà.
Ce soir-là, contrairement à l’habituel va-et-vient d’au revoir qui agrémentait constamment les séjours à l’hôpital de l’aïeule, le Dr Siméon trouva dans la chambre de madame Pinchaud un petit garçon écroulé sur le lit et secoué de sanglots. L’air contrit, la vieille dame caressait les boucles brunes de l’enfant, répétant sans cesse : « Je vais te montrer. Ce n’est rien tu verras. On a le temps. »
Il y a quelques jours, madame Pinchaud avait annoncé à sa tribu qu’elle s’en irait prochainement. Le Dr Siméon avait sourcillé. « Vraiment? » l’avait-il questionné tout en l’auscultant, amusé. « Vous avez mal quelque part? Je peux vous faire passer de nouveaux examens, on réajustera votre médication… » « Non, non. Pas de tralala », avait-elle répliqué. « Je le sais, c’est tout. Et je suis fatiguée. On va s’arrêter ici. Ce sera mon dernier Noël. Je n’ai pas le courage pour un nouveau calendrier » avait-elle conclu, sans réplique.
Évidemment, l’affirmation avait de quoi surprendre ses ouailles puisque tout son petit et grand monde s’était presque fait à l’idée qu’elle était éternelle. Il y avait pourtant des signes qui ne trompent pas. La vieillesse annonce ses propres limites pour qui sait les lire. Le Dr Siméon les lisait comme un livre, approuvé par les infirmières et les préposés qui allaient et venaient dans la chambre de madame Pinchaud depuis déjà quelques semaines, incapables de lui faire remonter la dernière pente qu’elle avait descendue et qui l’empêchait de retourner à la maison.
Devant la scène du petit homme en pleur, le Dr Siméon hésitait dans l’entrebâillement de la porte, pesant le pour et le contre d’une visite qu’il pourrait remettre au lendemain. Il fit finalement son entrée, invité d’un signe de madame Pinchaud.
« Allons allons, mon garçon… Regarde, le docteur est ici. On va lui demander si je peux rentrer et je vais t’aider à tout préparer. »
« Tout préparer quoi? » s’enquit le médecin. « Eh bien, la fête de Noël! Et le jour de l’An », annonça fermement madame Pinchaud. « Explique-lui mon grand. Le Dr Siméon va comprendre. »
Le garçon, que tout le monde surnommait Timmy, toisa le médecin en reniflant. Ils s’étaient croisés à quelques reprises dans la chambre 846, l’écolier ayant pris l’habitude de venir y faire ses leçons, alternant entre babillage et travail concentré selon les petites siestes de sa grand-mère qui le laissait s’installer sur son lit et envahir sa table à roulettes. Les complémentaires dument révisés, Timmy exécutait quelques petites tâches hospitalières. Il remplissait le pichet d’eau, ajustait oreillers et couvertures, remplissait le tiroir de collations, surveillait l’écoulement régulier de la perfusion et l’inventaire de la bonbonnière de chocolat, vérifiait la propreté des chaussettes et l’emplacement des pantoufles, s’assurait que le plateau-repas soit mangé religieusement et peignait avec douceur la tête blanchie. Lorsque d’autres membres de la famille arrivaient pour les visites de soirée, il trouvait une mamie bien mise et sustentée dans une chambre irréprochable où il n’y avait rien à faire sinon s’asseoir et jacasser.
Timmy était de ces enfants qui adoraient les grands-parents. Non pas pour ce qu’ils donnaient de cadeaux supplémentaires, mais bien pour ce qu’ils étaient. Il ne se lassait pas des histoires d’hier et s’amusait de suivre les mains fripées dans les tâches quotidiennes. Comme les autres membres de sa famille, Timmy savait bien que sa grand-mère courait les derniers milles de son long marathon. Sa grande peine l’avait happé cette semaine, quand il s’était rendu compte que ce serait sans doute le dernier Noël avec mamie, et le premier sans sa magie.
Comment expliquer au Dr Siméon que personne chez lui ne fabriquait Noël comme sa grand-mère. Que tout le monde était trop occupé pour faire cuire beignes, mokas et petits pâtés, pour décorer la maison, et monter la table avec toute la coutellerie de famille, et avoir pour tout un chacun une petite pensée accrochée dans le sapin, et taper sur la table avec une cuillère de bois pour faire cesser les chamailles des grands et des petits.
Le Dr Siméon ne se souvient plus très bien des raisons médicales qui l’emmenèrent cet après-midi-là à signer le congé d’une madame Pinchaud tremblante, anémique et soumise aux vertiges. Sans doute les yeux du garnement, doublés de ceux de sa grand-mère, et des raisons formulées entre deux hoquets de sanglots.
Au moment de rouler vers la sortie, Timmy et sa grand-mère saluèrent le personnel soignant tel le cortège du père Noël. Le bambin dictait ses ordres au reste de la famille, encore essoufflée d’être arrivée à temps pour escorter cette sortie surprise. « Avance la voiture! Non, il faut la couverture et incline le banc. Roule lentement! Il faut mettre une autre bûche dans le poêle à bois, mamie gèle. Et la soupe, elle est chaude la soupe? » Ce soir-là, l’ancestrale petite maison de Mamie Pinchaud brillait à travers chacune de ses fenêtres d’une activité incessante et familière.
Le lendemain, 24 décembre, Timmy arriva tôt chez sa grand-mère avec sa cousine Nelly, détentrice d’un précieux permis de conduire une voiture et un fourneau. Armé de tout le nécessaire pour concocter le réveillon, le duo se mit aux chaudrons sous les ordres de Mamie bien assise dans sa chaise. Timmy et sa cousine mirent du cœur dans tout, brassant ici, pétrissant là et assaisonnant à l’œil puisqu’aucune recette écrite du réveillon des Pinchaud n’était disponible ce jour-là.
À 20 h, toute la famille élargie débarqua pour un réveillon du coucher tôt. La table des enfants comme celle des grands était sur son 36, les petits plats dans les grands et la coutellerie dans un sens dessus dessous des plus réussis. Il est vrai que les petits pâtés avaient l’air d’avoir passé une dure journée, mais la bonne humeur était au menu. Tout un chacun sentait bien, ce soir-là, qu’il vivait un réveillon historique, de ceux qui dans l’histoire d’une vie prennent le chemin des souvenirs qui font sourire et s’embuer les yeux. Timmy aussi aurait son souvenir bien à lui. Exténué, le garçon somnolait dans une douce torpeur, la tête sur les genoux de sa grand-mère, bercé par le piano de tante Gisèle et le placotage ambiant. Dans un bol, sur la table, restaient les plus beaux pâtés, réservés pour le Dr Siméon.
***
Plusieurs années plus tard, bien après le grand départ de Mamie Pinchaud et de plusieurs autres attachants vieillards gardiens des Noëls passés, de nouveaux patients réchauffaient les lits de la chambre 846. Noël étant toujours d’actualité, le personnel soignant sifflait des airs festifs et tentait de soulager au mieux les patients retenus en otage par la maladie.
Au matin du 25 décembre, sur le coup de 8 h, alors que la nouvelle équipe de garde entrait en poste, une odeur de réveillon vint titiller les narines des patients. Un grand interne, en dernière année de médecine, dont les cheveux bruns bouclés valsaient au-dessus des corridors se pencha sur un homme particulièrement mal en point. Traînant avec lui un effluve de cuisine, le garçon murmura au patient déjà souriant: « Dr Siméon, devinez quoi! Je vous ai apporté de mes délicieux petits pâtés. »

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