Le conte de Noël de M. Turcotte: 75 ans de souvenirs

Par Emelie Bernier 7:47 AM - 25 Décembre 2017
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Jean-Claude Turcotte.

Cette année-là, en été 1942, ma belle cousine Janette Lévesque vivait chez nous depuis le mois de mai. En effet, elle était venue relever maman qui avait accouché de Rénald, mon petit frère, né le 6 juillet de cette année-là. Janette était native de la Rive-Sud, plus précisément de Price près de Rimouski. Sa mère, la sœur de maman, ma tante Bernadette, qui était veuve, avait donc envoyé son aînée pour aider sa petite sœur Lucienne à Clermont.
Moi, Jean-Claude, je n’avais que 5 ans et comme j’étais le seul enfant, j’avais des privilèges particuliers. En effet, je me couchais plus tard, j’écoutais attentivement tout ce qui se disait et y ajoutais à l’occasion mon petit grain de sel. Je demandais beaucoup d’explications sur tout tout tout et papa, patient, me répondait, m’expliquait…
Par exemple, il y avait la guerre outre-mer, loin, loin, là-bas, comme il disait, pour m’expliquer ensuite pourquoi il y avait des polices (les M.P.) qui cherchaient ceux qui ne voulaient pas aller à la guerre. Il lisait un journal, Le Soleil, à haute voix, oui, pour que maman entende pendant qu’elle tricotait et que Janette cousait à la machine à coudre. Moi aussi, j’écoutais jusqu’à ce que papa dise :
-Jean-Claude, y est assez tard, va t’coucher, va!
Vers la fin de l’été, j’avais vu le légumier venir offrir ses légumes à maman avec sa belle voiture luisante et son beau cheval gris. Il parlait longtemps avec Janette sur le bord du chemin et moi, de l’intérieur de la clôture ou de la galerie, je regardais tout ce qui se passait…
J’avais vu papa stationner son beau Ford 1935 Coupé V8, le mettre sur des blocs de bois, parce que les pneus étaient usés jusqu’à la toile. Je me souviens, papa m’avait amené avec lui jusqu’à la Baie-Saint-Paul afin d’acheter du bon beurre d’habitant, comme il disait. Mais le chemin du retour fut une véritable expédition, car c’en était une, en effet que de faire deux crevaisons au cours du voyage. En arrivant dans la cour papa dit :
-C’est ben terrible, m’a être obligé de vendre mon char.
Et ce jour-là, je l’avais aidé à placer l’auto sur des blocs, comme l’on disait dans ce temps-là.
Plus tard, j’avais vu aussi, deux grands jeunes hommes de Sainte-Agnès, venir offrir à papa deux cents piastres pour son Ford. Papa ne démordait pas de son prix de trois cent cinquante piastres.
-On va r’venir, avait dit une des jeunesses…
En effet, ils étaient revenus, les mêmes gars de Sainte-Agnès, et ils ont dit à papa :
-Monsieur Turcotte, on va vous donner, écoutez ben : deux cents piastres en argent, un cent livres de sucre blanc, pis une belle jarre de beurre de dix livres. Dites oui, on est pressés.
Et papa de répondre :
-Le char est nu-pieds, vous pouvez toujours ben pas partir avec!
-On a des tires, dit l’un d’eux : Dites oui, pis dans 20 minutes, on est partis.
-C’que t’en dis, Lucienne? avait demandé papa.
Soudain, il lança :
-Si j’vous donne quatre cents piastres pour vos tires?
-Non merci, c’est votr’ Ford qu’on veut, on n’a besoin, fit l’un d’eux.
C’est là que maman ajouta :
-Les Fêtes s’en viennent, on sait ben que cent livres de sucre, ça s’rait bienvenu.
-Sans oublier les dix livres de beurre, dit Janette en riant. On pourrait détremper, hen, hen ma tante Lucienne?
-OK, d’abord, dit papa.
Un des jeunes hommes lui donna deux billets de cent dollars, le gros frisé noir, lui, sortit et revint avec la poche de cent livres sur l’épaule, et Janette de dire :
-Suivez-moi, on va mettre ça dans le garde-robe de ma chambre.
Il la suivit avec son fardeau sur l’épaule et revint, en suivant encore Janette. Il sortit pour revenir ensuite avec la belle jarre de beurre, qu’il tendit à Janette avec son plus beau sourire. Vingt minutes plus tard, la Ford de papa était partie, il ne restait que les blocs…
C’est alors que je demandai à papa : «Comment ça se fait que eux autres, ils sont capables d’avoir des tires pis du sucre?» C’est simple me répondit-il : «C’est de la contrebande, du marché noir…»
Quelques jours plus tard, on entendait voler des dizaines de petits avions en rase-motte, maman se cachait le visage et se bouchait les oreilles… apeurée et intriguée.
Plus tard, elle m’avait commandé un bel habit d’aviateur chez Eaton et, sans enlever ma casquette, je saluais comme les militaires…
Et je m’en souviens, cet automne-là, on avait commencé les provisions des Fêtes beaucoup plus à bonne heure. Et c’est moi qui allais chercher le sucre en haut, dans le garde-robe de la chambre à Janette, une tasse de granit bien rase à la fois, et j’entendais toujours :
-Fais attention d’en renvarser, là!
Et Robert Tremblay, le légumier, quant à lui, venait veiller beaucoup plus souvent…
Et Janette avait fait de la très bonne tire de la Sainte-Catherine…
Un peu plus tard, papa avait apporté un beau pied pour un arbre de Noël que les gars de l’atelier mécanique chez Donohue avaient fabriqué à partir d’un tuyau de deux pouces que les soudeurs avaient refendus sur le long, et dont monsieur Hercule Cauchon, le forgeron, avait étiré et déroulé les quatre pattes et frisé les bouts, aux dires de papa.
Ensuite, le dimanche suivant, un de ces rares dimanches où il ne travaillait pas, il m’avait amené avec lui marcher sur le «dos d’âne», une terre qui appartenait à monsieur Antonio Fortin, que papa appelait Pichon, et à qui il avait demandé la permission. En marchant, il avait tiré une perdrix avec son 44-40 qui lui était revenu de l’Abitibi, puis, quelques pas plus loin, il avait avec sa belle petite hache, abattu un joli petit sapin. En revenant, nous sommes arrêtés chez monsieur Fortin pour le remercier et il avait fallu goûter aux bonnes beignes et au sucre à la crème de madame Fortin. Hum, c’était bon!
En arrivant à la maison, papa, avec sa hache, avait ajusté l’arbre pour qu’il entre facilement dans le pied des gars de Donohue. Janette avait crié alors:
-Mon oncle Pierre, rentrez-moi le pied dans la maison, je veux le peinturer!
Et papa d’arracher le pied bien entré dans l’arbre et de piquer l’arbre sur la falaise et de me donner le pied pour me dire :
-Va porter ça à Janette…
Elle avait limé, sablé et travaillé sur le fameux pied presqu’une semaine avant de le peindre en rouge. Pas longtemps avant Noël, papa avait entré le sapin dans la maison et après avoir fixé le beau pied tout rouge à l’arbre, il l’avait laissé là, debout, à la porte du salon…
Quelques jours plus tard, Janette avait placé sur une des branches de l’arbre les beaux bas de laine bleus avec des losanges blancs sur les jambes. Papa avait demandé :
-Qui a apporté ça, ces beaux bas-là?
-C’est le père Noël, avait répondu Janette, toujours souriante…
J’entends encore son rire…
Le soir de la messe de minuit, on m’avait envoyé coucher vers 8 heures pour me reposer, avant d’aller à messe, avait dit papa.
-Va te r’poser, va…
Je m’étais levé vers 11 heures et je regardais par la vitre de la porte d’en avant, passer les voitures à cheval, j’entendais les grelots et je les identifiais. Tout à coup, je reconnus le grand cheval gris de Robert, et j’ai crié :
-Viens voir Janette, Robert et sa voiture!
Collée à moi, elle me dit :
-Il a amené à la messe sa mère et Mariette.
Je regardais ailleurs lorsque j’entendis une voiture entrer dans la cour. Je vis par la vitre de la cuisine, Robert mettre un tapis sur le dos du cheval, puis entrer et dire à Janette :
-T’aimerais ça aller à messe de minuit en voiture. Embarque, c’est l’temps.
Maman offrit alors son beau manteau de vison à Janette, qu’elle s’empressa de mettre par-dessus sa belle robe de velours rouge que maman avait fini de lui ajuster pendant la veillée…
Et je m’entends encore crier :
-Emmenez-moi avec vous-autres, s’il vous plait!
-Vas-y, mais écoute Janette pis Robert, avait décidé papa, et il m’habilla bien chaudement.
Robert me tenait d’un bras et il serrait Janette de l’autre, et maman et papa nous ouvraient et refermaient les portes de la maison…
Assis, les fesses sur le bord du siège de la voiture et appuyé sur eux deux, j’étais au paradis, je voyais les étoiles, la fumée des cheminées, ça sentait le cheval… Aujourd’hui, je suis certain que ce Noël-là fut le plus beau de ma vie… Oui, j’en suis certain.
Robert nous avait amenés tourner plus loin, car nous demeurions le deuxième voisin de l’église. Au retour, quand il arrêta le cheval devant l’église, j’ouvris moi-même la petite porte de la carriole et en sortis pour donner la main à Janette, et monter les marches du perron. Je ne portais plus à terre…
Tandis que Robert était allé dételer le cheval chez monsieur Lucien Gaudreault en face de chez nous, Janette m’amenait dans l’église pleine de monde, trouver papa dans le premier banc d’en avant, devant la crèche du petit Jésus. C’était beau, les chants, ça sentait bon l’encens et me pensant au Ciel, je m’endormis…
Quand je me réveillai, Robert était collé à Janette et les gens arrivaient pour communier. Un grand jeune homme s’écrasa par terre, là devant moi. Un homme aida papa à le relever et à le mettre sur son épaule, pour le sortir sur le perron.
J’avais alors demandé à papa :
-Y est-ti mort?
-Non, non il est r’venu, r’garde-lé!
Je n’ai pas grand souvenirs des deux autres messes, sinon que je bâillais et somnolais, appuyé sur l’épaule de papa, dans cette église non peinte et dont les bancs étaient faits de planches embouffetées et demeurées naturelles…
En revenant vers la maison, quand je vis Robert tenir sa mère d’un bras, Janette de l’autre et Mariette accrochée à elle, je compris alors que : quand maman avait parlé à Robert dans l’oreille, elle l’avait invité à venir réveillonner à la maison…
En entrant par la porte d’en avant, j’avais entrevu à travers les portes du salon, l’arbre de Noël tout illuminé, et de belles boîtes bien emballées au pied de l’arbre…
Après le réveillon, où tous avaient trouvé bons les petits pâtés à la viande de m’man, ses belles beignes blanches et sa belle bûche de Noël bien décorée, on attendait l’invitation de maman de passer au salon. Quand tout le monde fut bien assis, bien sûr, c’est moi qui reçus le premier cadeau : mon beau petit tracteur à chenilles blanches que je montais et qui grimpait partout…
C’était celui que j’avais vu dans le catalogue Eaton et que j’avais demandé au père Noël, j’étais très heureux et j’embrassais tout le monde…
Robert donna à Janette une belle petite montre en or; elle était folle de joie et comme moi, elle embrassa tout le monde. Maman donna à la mère de Robert un beau chapelet béni qui venait de Sainte-Anne-de-Beaupré et à Mariette, elle offrit une belle petite veste de laine blanche qu’elle avait tricotée elle-même.
-Regardez la belle veste que ma marraine m’a donnée! avait crié Mariette quand elle eut déballé son cadeau et elle aussi, embrassa tout le monde.
Robert, quant à lui, reçut un beau foulard brun, tricoté à la maille de riz et avec de belles franges aux extrémités. Puis, papa reçut de Janette les beaux bas avec des losanges blancs. Elle embrassa papa en lui donnant son cadeau. Maman, toujours assise au pied de l’arbre, trouva un cadeau écrit à son nom. Elle tâta la boîte, la tourna dans tous les sens et n’ayant pas deviné, elle le déballa. Elle sauta de joie quand elle vit le beau collier de perles blanches, et se leva embrasser papa. En revenant s’asseoir, elle se releva avec un tout petit paquet, qu’elle donna à papa, qui le déballa rapidement et y aperçut deux beaux boutons de manchettes avec une épingle à cravate assortie. Maman reçut un bec, elle aussi. Je demandai alors :
-C’est à qui la belle p’tite boîte enveloppée dans du beau papier blanc?
Maman donna la petite boîte à Janette et elle y trouva un beau collier semblable à celui de maman. Folle de joie, elle embrassa encore tout le monde. Il restait quelques cadeaux au pied de l’arbre que maman déclara appartenir à ma tante Hélène et à d’autres…
Robert se leva afin d’aller atteler le cheval et ramener la voiture. Janette l’accompagna, mais en mettant son propre manteau.
Maman parlait encore avec madame Tremblay qui lui avait demandé :
-Te souviens-tu, Lucienne, quand tu étais arrivée chez nous? T’arrivais de Rimouski.
Et moi, je compris bien plus tard, oui, beaucoup beaucoup plus tard, que maman était arrivée au milieu de la crise de 1929. Maman était couturière, diplômée des Sœurs de la Charité de Rimouski et elle allait coudre chez des familles qui l’engageaient. Elle travaillait souvent dans du linge de seconde main qu’elle défaisait avant de le recoudre…
Et dans cette maison-là, elle y avait demeuré six mois, et avait fini par être la marraine de Mariette avec le parrain René, le frère de Robert, le plus vieux… Que de souvenirs…
Mais restons avec ce très joyeux Noël en tête… je m’en souviens comme s’il datait d’hier…
Et le jour de Noël après-midi, je jouais toujours avec mon beau tracteur à chenilles que je faisais grimper partout. Même que j’avais pris la planche, que papa mettait sur les bras de la chaise haute quand il me coupait les cheveux. Je me souviens de cette planche-là, je la revois encore, et je m’en servais pour faire grimper mon tracteur partout, partout.
Et vers la fin de l’après-midi, on m’avait assis à la porte d’en avant, où je guettais l’arrivée de mon oncle Joseph et de ma tante Hélène qui arrivaient en carriole de La Malbaie pour le souper de Noël. Aussitôt que j’aperçus la voiture, je criai :
-Papa, viens!
Et il accourut aider tante Hélène à descendre de voiture et monter les marches… J’ai encore cette image bien gravée dans ma mémoire…
Et j’arrête ici cet étalage de vieux souvenirs et j’espère avoir réussi à en faire sourire au moins quelques-uns parmi vous qui m’avez écouté.
Merci de votre aimable attention. Je vous souhaite un très Joyeux Noël à vous tous et toutes qui me lirez ou qui me verrez à la télévision communautaire.
Bonnes Fêtes à vous tous et toutes…

Jean-Claude Turcotte
Décembre 2017

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